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Sur les hauteurs du mont Thoreau, Catherine Mavrikakis (Héliotrope)
Au pied de l’hypothétique « mont Thoreau », dans les éventuels « monts Pelés », au bord de l’Atlantique, dans le nord des États-Unis, se dresse la majestueuse clinique de « Thoreau Heights ». Une équipe japonaise venue y tourner un documentaire envisage de rebaptiser l’endroit La Montagne magique.
De fait, après un chapitre de présentation au classicisme résolu, on s’enfonce dans le récit avec lenteur, entre considérations philosophiques et longs passages documentaires qui ne sont pas sans rappeler – de loin – le grand roman de Thomas Mann. Mais peu à peu on se rend compte, tandis que se succèdent de quasi monologues intérieurs à la troisième personne, glissant rarement vers l’omniscient, qu’on n’est pas vraiment dans un livre à l’ancienne. Et pas seulement parce que la romancière québécoise aborde ici le thème très contemporain de la fin de vie.
Théâtre et trépas
La docteure Clarissa Gardner a conçu son établissement « comme une clinique de création et donc de victoire sur la mort ». Certes, on y aide à périr des malades en phase terminale. Pas cependant sans les avoir incités d’abord « à fêter, en famille et entre amis, ce qui [a] constitué leur existence ». « Les mourants et leurs proches [doivent] s’atteler », avec l’aide d’animateurs-artistes, « à une poièsis, à un "faire ensemble" (…), monument à la fois réel et symbolique deven[u] le récipient, l’hôte de l’esprit du mourant » : ce sera un spectacle ou, « pour les plus amochés », un texte, une peinture, voire une sculpture. Merline (actrice au creux de la vague), Léonie (prof de français peu heureuse en ménage) et Alexandrine (énergique femme d’affaires) arrivent dans ce lieu apparemment paradisiaque en compagnie de la quatrième sœur Leroy, Rose, autrice pour enfants frappée par le cancer. « Elles ressentaient un désir commun de poser un geste, de se rendre maîtresses du temps, des deuils à venir ». Et les voilà chacune « devant la mort, celle de Rose, celle par ricochet de l’histoire de quatre sœurs (…) parvenues à la fin définitive d’une enfance (…) qu’elles bercent depuis toujours ».
Il n’y a presque que des femmes dans ce roman où la décomposition du couple formé par Clarissa Gardner et son associée, Eva Maria Lauer, progresse à mesure que se dessine à petites touches le portrait de la famille Leroy. Si on se sent d’abord perplexe, la faute en est à la singularité de l’intrigue, dont on voit graduellement émerger et se dessiner les véritables enjeux. D’abord, bien sûr, il s’agit de dénoncer, à l’heure où mentalités et législations évoluent, une possible marchandisation de la mort. « Quel formidable commerce (…) ! Tout cela sous couvert d’éthique ! », s’exclame Eva Maria elle-même. Son épouse, Clarissa Gardner, se révèle vite comme une méchante d’une noirceur réjouissante, gouvernée tout entière par le narcissisme, le désir de notoriété et un autoritarisme pathologique. Et le chapitre où on la voit rédiger le texte de sa future intervention dans un congrès en prévoyant entre parenthèses intonations, mimiques et applaudissements escomptés est un grand morceau d’humour noir. Mais tout, à « Thoreau Heights », est placé sous le signe du théâtre et du faux-semblant. L’actrice Merline y découvre avec bonheur que le grand De Bruycker, metteur en scène international et mégalomane, va y animer l’atelier auquel elle participe. Et les mourants eux-mêmes « jou[ent] la comédie », cachant « [leur] désarroi et [leurs] peurs » à ceux qui les accompagnent.
« Au bout du bout »
On meurt pour les autres. Pour Jessica et son appétit de gloire, pour le documentariste japonais venu réaliser « un beau film », pour De Bruycker et son spectacle. C’est pour ses sœurs que Rose a accepté de venir à « Thoreau Heights ». « Elle aurait préféré en finir à Québec, mais Merline et puis les deux autres aussi avaient besoin de ce voyage, de cette retraite funèbre ». Pour elle comme pour tous les mourants, le problème sera avant tout de se réapproprier son trépas. Nous ne révélerons rien de la manière dont elle s’y efforce, au fil d’une intrigue remplie d’annonces subtiles et de rebondissements vrais ou faux.
La mort est affaire de vivants – évidence qui, pour tue, n’en crève pas moins les yeux, celui qui meurt s’absentant par là-même de façon radicale. Le texte de Catherine Mavrikakis travaille malgré tout à cerner au plus près, dans un chapitre admirable, le moment où « la métamorphose a lieu », où « on sent la matérialité cruelle du monde se résorber ». Et pourtant cette extériorité absolue de la mort est, pour chacun, nichée au plus intime. L’intime, la proximité à soi, voilà le vrai grand thème du roman de l’autrice canadienne. La mort en est le point extrême, où elle prend fin. Nous faisant pénétrer dans le secret de chaque conscience, les monologues intérieurs dont le livre se compose presque exclusivement nous conduisent parfois à ces ultimes confins du moi, là où il frôle sa propre disparition : « Au bout. Jusqu’au bout du bout. Rose est venue pour cela (…). Pour rencontrer la limite, en faire sa grande amie, son amante à perpétuité »…
P. A.
Tags : Catherine Mavrikakis, Sur les heuteurs du mont Thoreau, roman canadien, Québec, rentrée 2024
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