• Ne le dis pas à ton frère, Meir Shalev, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen (Gallimard)

    www.israel-voyages.comIl est rare qu’un personnage-narrateur soit d’une beauté hors du commun. Modestie de qui parle, effet possible d’une modestie plus ou moins inconsciente de qui écrit ? Ou idée inavouée que la beauté extrême ne va pas sans défauts ou inconvénients majeurs chargés de maintenir l’équilibre ?... Itamar Diskin, le héros et le narrateur de Meir Shalev, écrivain israélien mort en 2023, auteur de nombreux livres dont une dizaine traduite en français, est très beau. Dès son enfance, sa mère l’annonçait : « La beauté d’Itamar lui ouvrira toutes les portes et renversera même les murs de Jéricho ». Mais il y a une contrepartie : il souffre d’une myopie spécialement sévère. Seul chez lui, il lui arrive d’ôter ses lunettes et de s’approcher d’un miroir « pour évaluer la distance à laquelle [il] peut [se] reconnaître ». Il s’interpelle alors, « le plus souvent en pensée, mais parfois à haute voix : quelle est ta véritable nature, Itamar, ta beauté ou ta myopie ? »

     

    Cyprès et fleurs d’oranger

     

    Nous voilà, dirait-on, prévenus. La beauté d’Itamar éblouit, donc aveugle. Les autres (« Les gens ne voient que mon physique »), mais peut-être également lui-même. Et sans doute, au cours de l’aventure dans laquelle il se lance sans trop réfléchir au début du roman, devrait-il s’attendre à des surprises. Nous en aurons aussi en suivant le récit qu’il va nous en faire.

     

    On est en 2010. Itamar a quitté les États-Unis, où il vit depuis longtemps, pour son séjour annuel de quelques semaines en Israël, son pays d’origine. Pendant l’habituelle nuit de beuverie et de vieux souvenirs avec son frère Boaz, il raconte une histoire qui lui est arrivée vingt ans plus tôt lors d’un séjour semblable. Il avait alors quarante-cinq ans. L’ayant aperçu, la patronne d’un bar proche de son hôtel a absolument voulu lui faire rencontrer une femme qui, ignorée un jour par un homme d’une grande beauté, avait toujours gardé de cette déconvenue un désir contrarié à satisfaire. Le très bel Itamar semblait l’homme rêvé pour ça. Drôles de prémices.

     

    Elle arrive, lui demande son nom, il dit s’appeler Gadi, elle prétend se nommer Sharon. Et les voilà partis à tombeau ouvert, dans la nuit, vers la maison qu’elle habite en pleine campagne, parmi les odeurs d’humus et de fleurs d’oranger mais derrière un portail qu’on croirait ouvrir sur « un autre monde », bordé de cyprès « pareils à des sentinelles sombres et massives ».

     

    Se prendre le chou avec Sharon

     

    Pareille entrée en matière semble annoncer autre chose qu’une simple partie de plaisir. Le plaisir sera là, pourtant, et comment ! Y compris celui de l’auditeur et du lecteur, avec lesquels notre conteur joue au jeu malicieux du voyeurisme contrarié – myopie oblige : « – Tu arrives à me voir ? – Seulement ton visage, tes seins et tes épaules. En dessous, c’est flou. Elle guida ma main – Plus bas, enjoignit-elle… » Mais il y aura aussi bien des révélations. On apprendra qui est Sharon. On saura que son surgissement dans la vie du narrateur est fortuit, mais pas seulement. Qu’elle lui est inconnue, mais pas autant qu’il le croyait. Les apparences tombant avec la disparition de ses lunettes, qu’elle a cachées, Itamar, au cours d’une scène d’un burlesque achevé, révélera sa nature de célibataire égoïste et maniaque, toujours prêt à planter là les autres quand ils l’« exaspèrent » – « Tu te fatigues vite, Ita. Tu en as rapidement assez et tu veux rentrer chez toi », assène son frère. Et d’ajouter : « Au lieu de te prendre le chou avec Sharon, tu aurais dû percuter qu’elle t’offrait l’occasion de mieux te connaître ».

     

    Le récit de cette aventure nocturne, régulièrement commenté par le même Boaz (« Et si elle se vengeait de quelqu’un d’autre ? Peut-être de ce type qui l’a rejetée ? »), se mêle sans transitions aux souvenirs tragi-comiques que les deux frères ont conservés de leurs inénarrables parents, comme aux souvenirs plus personnels d’Itamar, jamais vraiment consolé du départ de Michal, son grand amour – lequel départ, coïncidant avec la mort de son père, l’a poussé jadis à quitter son pays pour l’Amérique.

     

    Perversité des myopes

     

    Meir Shalev, d’après la quatrième de couverture, « nous questionne sur la virilité, les liens familiaux et les peines d’amour ». En effet, dans ce livre où l’arrière-plan historique est quasi absent, où la guerre du Kippour est à peine mentionnée au détour d’une page, il est beaucoup question d’hommes et de femmes, d’épouses et de maris, de pères et de mères. Itamar et Boaz s’interrogent sur ce que veut dire être frères, et sur la difficulté d’être un homme dans un monde où les femmes, bien plus astucieuses, paraissent toujours avoir un peu d’avance.

     

    Cependant il y a autre chose. La couverture nous l’annonce. Différents personnages en viennent à adresser, à différents moments, la phrase-titre à celui qui a prétendu s’appeler Gadi. Car tout le monde, y compris lui, dissimule, triche et ment un peu. Sharon le prend au piège de son mensonge initial, mais il prend sa revanche, on le comprend peu à peu, en racontant sa mésaventure : distillant son récit, semant et cachant les indices, ménageant les « coups de théâtre », notre myope se révèle en fin de compte plus clairvoyant et manipulateur qu’il n’y paraissait. Il se joue de Sharon, en fait, presque autant qu’elle de lui, il joue avec son frère et, bien sûr, avec le lecteur.

     

    Certes, l’homme prétend ne pas avoir en vue « un nouveau bouquin ». N’empêche que dans les premières pages on le surprend « dans [son] bureau, chez [lui], aux États-Unis », où, il le reconnaît plus loin, il « rassemble des textes et des photos pour [se] rafraîchir la mémoire ». Et plus on avance dans son récit, plus on comprend que tout était truqué dès le début, et que cette histoire peut-être imaginaire ressemblait fort à la mise en scène d’un roman en train de s’écrire. Ne vous fiez jamais à un myope, même beau.

     

    P. A.

     

    Illustration : Tel-Aviv la nuit

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