• Prose coupée

    La mode est aux vers, faux et blancs. Sans qu’on sache très bien pourquoi, une manie commence à se faire jour : aller à la ligne. Cela suffit peut-être aux yeux de certains auteurs pour faire de tout texte un poème, et pour lui conférer par là une manière de dignité supplémentaire.

     

    Un des deux éditeurs des livres dont je vais parler emploie assez justement l’expression de « prose coupée ». On cherche souvent la justification possible du procédé, on la trouve parfois. Elle est alors plus ou moins convaincante.

     

    Deux exemples, avec deux livres que leur dimension documentaire permettrait seule par ailleurs d’associer – d’assez loin.

     

    photo Pierre AhnneCopeaux de bois, Anouk Lejczyk (Éditions du Panseur)

     

    Il y a quelque temps, les éditions du Panseur publiaient La Rédactrice (1), où Michèle Cohen parcourait sa vie en repassant par les situations d’écriture qui l’avaient jalonnée, au fil de courts chapitres explorant pratiquement chacun un genre littéraire. La présence d’un tel ouvrage au catalogue indiquait, de la part de ce jeune éditeur, l’intérêt pour la recherche formelle autant que le goût du témoignage.

     

    Les deux se confirment ici : la trentenaire Anouk Lejczyk, qui a publié en 2022 un premier roman dans la même maison (2), s’exprime sous son propre nom pour raconter une année de formation diplômante en bûcheronnage avec un brin de sylviculture. Quatre parties, quatre stages, dans différentes régions et structures, au sein de « l’Office » (national des forêts, suppose-t-on). Malgré les références, soulignées par l’éditeur dans la quatrième de couverture, à l’herbier ainsi qu’au carnet où l’on jette des notes, on craint, en constatant le retour à la ligne et l’absence de ponctuation, que le thème de la nature ait aux yeux de l’auteure requis une forme poétique. Puis on commence, et on se prend à espérer avoir plutôt affaire à une forme singulière de roman-conversation – tant l’apprentie bûcheronne met de soin hyperréaliste à restituer le discours de ses compagnons de travail ou de ses formateurs : « Allez vas-y Anouk / t’as bien mis le  starter ? / Ouais c’est pas facile au début pour les nanas / mais ça va venir »…

     

    Seulement, elle intervient aussi en tant que narratrice. Elle dit : « en arrivant à l’appart’ je balance tout mon bordel sur le balcon ». Elle dit : « 8 h 45 dans la vieille caisse de Luc / OuiFM à fond les ballons on blindteste avec Tim / Luc trouve que je touche ma bille en terme [sic] de rock / ça me flatte »…

     

    Dans un texte qui, au fond, participe de l’autofiction, l’absence de toute incursion dans d’autres domaines de la vie que le travail en forêt pourrait être une force. Même si les contrepoints ne sont pas totalement absents : notre locutrice, qui conclut « après tout je suis autrice pas bûcheronne », ne manque pas de nous narrer sa soirée à l’Élysée, où le président de la République l’a conviée avec d’autres artistes. Elle ironise, mais elle signale. L’absence de tout jugement condescendant par ailleurs, la discrétion des prises de position idéologiques sont bienvenues – quoiqu’elles ne soient pas toujours si discrètes que ça : Fabien « nous accueille avec de la douceur dans le visage / nous raconte son parcours / 25 ans dans le social / il en pouvait plus / terrassé par le cynisme des dispositifs et par la maltraitance des employé.e.s »…

     

    Mais le problème est ailleurs, et tragiquement simple : elle écrit comme on parle. Zola, déjà, Céline savaient que ça ne suffit pas. David Lopez, par exemple, plus près de nous, le sait aussi (3). Anouk Lejczyk veut coller au  quotidien sans fioritures ni fard, mais, par excès de mise à plat, n’obtient que le trivial sans recul. La parole de ceux qui s’expriment par sa bouche, nivelée par sa propre voix, perd son relief, et on finit par glisser sur tout, y compris les contradictions auxquelles cette jeune femme si terriblement actuelle, devant quand même couper des arbres, participer à des battues, est confrontée.

     

    De temps en temps, un bref et authentique poème éclot au détour d’une page : « pleine lune / le brouillard prend ses quartiers / je patiente dans le froid avec ma chicorée / léger goût sucré à l’amorce de son amertume »… Mais très vite on en revient aux « je vois que dalle », aux « le propriétaire nous amène du cidre », aux « c’est super beau »…

     

    L’intérêt documentaire, évidemment, est bien réel. Mais pour l’intérêt documentaire, mieux vaut en général un ouvrage documentaire.

     

     

    Le Bonnet rouge, Daniel de Roulet (Héros-Limite)fr.wikipedia.org

     

    Daniel de Roulet, romancier et essayiste né en 1944 à Genève, s’est découvert un jour un ancêtre encombrant : « Jacques André Lullin de Châteauvieux, / commandant du régiment du même nom / au service de Sa Majesté le roi de France » – en l’occurrence, Louis XVI. « Les puissants vous accablent / de leur succès. / À leurs esclaves, / aux moins fortunés, / seule la littérature / rend la parole ». Pour faire pièce au souvenir du colonel et de ses semblables, l’auteur suisse va donc ressusciter la mémoire de Samuel Bouchaye et de ses camarades.

     

    En 1782, après qu’une tentative de révolution vient d’échouer à Genève, Samuel doit fuir en Savoie. Il y rencontre la belle Virginie, pêcheuse sur le lac Léman. Mais il a un riche et puissant rival, algarade, bagarre, il croit l’avoir tué. Pour échapper à la potence certaine, il s’engage dans le régiment de Châteauvieux, composé de volontaires en majorité suisses. Lui et les autres soldats de son escouade assistent de loin à la prise de la Bastille, puis sont renvoyés dans leur caserne de Nancy. Là, ils participent, en 1790, à une révolte, au cours de laquelle les hommes de troupe séquestrent leurs officiers. Cependant la ville est vite reprise et une répression féroce s’abat sur les mutins. L’un d’eux, André Soret, est roué, d’autres sont pendus, d’autres encore, dont Samuel et les membres survivants de l’escouade, sont envoyés au bagne de Brest.

     

    Ils en sont tirés en 1792 par l’Assemblée nationale. Conduits triomphalement à Paris, les voilà devenus des héros. Un défilé organisé par le peintre David a lieu en leur honneur, et leur bonnet rouge de forçats (« qui ressemble au bonnet phrygien / que portaient les esclaves affranchis. / Ça tombe bien ! ») devient symbole de liberté.

     

    « J’ai retenu le nom de sept mercenaires / et du supplicié André Soret. / De ces noms, j’ai fait des personnages », nous dit l’auteur-narrateur. Lequel a visiblement rassemblé, pour récrire cette histoire vraie, une documentation considérable. On se perd un peu dans le fonctionnement complexe de l’armée sous l’Ancien Régime, mais on découvre avec horreur le détail de la roue et le cauchemar du bagne. Lecture empathique et engagée de l’Histoire, bien sûr. Mais si l’aspect documentaire paraît ici bien à sa place, c’est que l’écrivain genevois a deux atouts de plus dans sa manche : une vraie écriture et l’art du contrepoint.

     

    La « prose coupée », franchement, on ne voit d’abord pas trop pourquoi. Le propos de l’éditeur (« une forme parfaitement adaptée à la concision du propos ») laisse rêveur. En clair, ça permettrait de faire un vrai volume de ce « roman » trop bref ?... La seule justification possible est ailleurs : les faux vers courts donnent au texte des petits airs de ballade façon Complainte de Mandrin, et contribuent ainsi à installer le récit dans une forme de littérature populaire.

     

    L’histoire de Samuel et Virginie (qui dit mieux ?) courant, du début à la fin, dans les marges de l’Histoire tout court, constitue, de fait, un petit roman sentimental digne de la littérature de colportage. Mais Virginie est surtout présente dans la mémoire de Samuel, où elle se confond avec les souvenirs du Léman, de ses lumières, de ses vents – soit que la brise d’été, « dérobant le parfum des foins coupés », « sème sur l’étendue les cloches du dimanche », soit que la bise, « roulant des vagues blanches et vertes », « écrase les masses d’eau en gerbes / contre les murs du rivage ».

     

    « Un quartier lunaire précoce / pose un reflet tremblant sur les eaux assombries du lac ». « Ils prennent place sur la grosse pierre, / elle caresse sa main. Ils chuchotent »… Sensibilité préromantique garantie d’époque. Samuel, pour résister au bagne, lit et récite aux autres La Nouvelle Héloïse, ce n’est pas un hasard. Par son intermédiaire, le document s’inscrit ici, modestement mais finement, dans la littérature.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Felis Silvestris

    (3) Voir ici

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