• Cinq filles perdues à tout jamais, Kim Fu, traduit de l’anglais par Annie Goulet (Héliotrope)

    depositphotos.comLe titre est un jeu de mots difficile à traduire, et dont le double sens apparaît mieux en anglais : The Lost Girls of Camp Forevermore… Ce Camp À-tout-jamais est un camp de vacances où des filles de dix à douze ans, d’origines ethniques et sociales diverses, s’initient à la vie sauvage. Lors d’une désastreuse excursion en kayak, cinq d’entre elles se retrouvent seules dans la partie inhabitée d’une grande île. Tout cela se passe sur ce que le texte français appelle « la côte nord-ouest du Pacifique », curieuse formulation, quand tout indique par ailleurs qu’on est au Canada, pays de Kim Fu, sur la côte nord-ouest du continent américain.

     

    Ce n’est là qu’une des nombreuses négligences qui déparent une traduction par ailleurs vigoureuse, dont l’autre problème est l’abondance des idiotismes et particularités lexicales propres au français du Québec, lesquels, pour le lecteur né à l’est de l’Atlantique, nécessiteraient quasiment des notes. Si les dynamiques éditions Héliotrope veulent poursuivre, comme c’est à souhaiter, leur diffusion sur nos rivages, elles devraient se pencher sur la question.

     

    Golding au féminin

     

    Voilà, c’est dit. Et il faut tout de suite ajouter que rien de tout cela ne parvient à occulter l’intelligence et le brio du roman de Kim Fu. Un roman qui pourrait presque passer pour un recueil de nouvelles, si son morcellement en tant que tel n’était pas au cœur de l’entreprise, dont il fait pour une part justement l’intérêt. De la nouvelle, le livre a au moins une caractéristique : il fait tenir cinq vies dans un espace (ici, relativement) restreint. Du roman, il a la diversité dans les lieux et les personnages, l’art de mêler les registres et les genres.

     

    Le premier, bien sûr, est celui de l’aventure enfantine en milieu hostile, que Golding, parmi d’autres, a illustré. Cinq fillettes de dix ou onze ans sont confrontées à la nature brute, à la réalité de la mort, aux exigences de la survie. On les voit tenter comme elles peuvent de se montrer adultes et rationnelles tandis que les instincts et la sauvagerie font leur retour inévitable au sein du groupe. Mais, alors que Sa majesté des mouches se cantonnait au huis clos de l’île déserte et s’achevait avec la découverte et la libération des jeunes garçons naufragés, son pendant féminin par Kim Fu suit, comme le faisait, autrement, le remarquable Okoalu (1) de Véronique Sales, le destin des personnages jusque dans leur âge adulte.

     

    Avant et après

     

    De ces cinq (ou six ?) héroïnes, aucune ne s’inscrit dans un type. Certes, Siobhan est la plus mûre et la plus subtile, Andee la plus énergique et la plus violente, Dina, convaincue d’être « un diamant dans une mine inexploitée », la plus narcissique et la plus frivole ; Nita, hyperactive, a un tempérament de « leader », comme elle-même, à onze ans, l’affirme ; Isabel, « l’air d’un hibou sans âge », est la plus étrange et la plus sensible. Mais chacune, au cours de son existence, sera confrontée à des êtres ou à des événements singuliers (l’amour inconditionnel et étouffant d’un chien, une expérience théâtrale et amoureuse, une sœur tombée en dévotion…) ; et ces rencontres vont révéler, sous un jour étrangement oblique, une part de leur moi profond sans en effacer les zones d’ombre.

     

    Au passage, la jeune écrivaine canadienne explore plusieurs univers : le mannequinat tel qu’il se pratique à Hollywood ; les marges de l’Amérique cabossée ; le lycée, la fac et la découverte, en général peu jubilatoire, de la sexualité (« Elle regarda ses mains descendre jusqu’à son abdomen (…), une légère pression, un frisson désagréable, une araignée parcourant une pierre tombale »)… La précision et la cruauté des évocations, la justesse des détails, le faux détachement du ton suffiraient à faire de Cinq filles… une réussite. Pourtant, c’est la construction d’ensemble qui donne au récit sa vraie profondeur. L’aventure au camp et dans l’île est divisée en cinq parties, alternant avec celles qui sont consacrées à la vie des protagonistes parfois avant, le plus souvent après – l’une d’entre elles étant, dans un pas de côté supplémentaire, pratiquement remplacée par une autre (Kayle, la sixième, bien qu’absente de l’épopée enfantine, éclipse en effet sa sœur Andee).

     

    Seuls au monde

     

    Que nous dit ce savant désordre ? Il suscite, de façon quasiment mécanique, une réflexion sur la vieille question du hasard et du déterminisme. Car le lecteur est comme tout le monde, maniaque de la cause et de l’effet. Il cherche le traumatisme et guette son retentissement. Et, dans certains cas, ce qui s’est passé au camp explique bel et bien toute la vie ultérieure de la campeuse. Dans d’autres, cependant, c’est un caractère constitué dès le départ qui éclaire la conduite de l’enfant dans l’île infernale, comme la suite de sa vie, en un curieux effet rétroactif, le révélera. Ce caractère apparemment inné peut parfois sembler dû à une structure familiale ou à l’influence d’un milieu social. D’autres fois, rien ne l’explique…

     

    On le voit, la romancière, là encore, s’applique à déjouer tout ce qui pourrait être préétabli, prévisible ou démonstratif. L’impression générale est qu’au fond on ne sait pas. Comme les petites campeuses, on est dans un monde énigmatique et comme livré au hasard. Et ce que dit aussi ce fractionnement du récit, ce que disait déjà cette lutte pour la survie dans un groupe qui se révélera une simple somme d’égoïsmes, c’est que, dans le monde privé de sens, chacun est seul. Si par hasard une relation profonde entre deux êtres se noue, elle en viendra à se relâcher ou un deuil brutal y mettra fin.

     

    Cruauté, là encore, sens du tragique ?... Des denrées qui se font rares dans le roman contemporain. Quand elles s’associent, comme ici, à l’empathie et au respect pour les personnages, elles sont pourtant, c’est une jeune auteure qui nous le rappelle, des ingrédients précieux de la littérature.

     

    P. A.

     

    (1) Vendémaire, 2021, voir ici

     

    Illustration : dans l'île de Vancouver (Colombie Britannique)

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