• Nid d’espions au Haut-Koenigsbourg, Pierre Kretz (Le Verger)

    www.carnets-voyage-photos.frRécemment couronnée par le prix Johann Peter Hebel (1), l’œuvre de Pierre Kretz compte plutôt, outre les essais et le théâtre, des romans qu’on pourrait dire généralistes (2). L’homme a quand même tâté du polar avec le désopilant Disparu de la route des vins (3). Aussi n’est-il pas surprenant, à l’heure où la littérature générale trouve un intérêt nouveau au récit d’espionnage (4), qu’il fasse une incursion dans ce dernier domaine.

     

     

    Rideau de fer et schiste lacustre

     

    Et rien d’étonnant non plus à ce que son roman d’espionnage n’en soit pas tout à fait un. Son héros se moque au passage des couvertures avec « femme en tenue léopard décolletée ou en bikini, un revolver à la main braqué sur le futur lecteur »… En effet, ici, pas de bikini, et moins encore de revolver. Pas d’action, en fait. Ou si peu – tout juste un mort. L’intrigue, savoureusement paresseuse, s’achemine vers un dénouement annoncé de loin. Pour décor : la forêt vosgienne, avec maison forestière, forteresse médiévale, et site de recherches top secret digne d’Objectif lune, comme semblent sortir de L’Affaire Tournesol les méchants venus du mauvais côté du rideau (« Chef pense que toi traitr. Moi penser aussi »).

     

    On est en 1961, et Kretz joue le jeu de l’époque sans faux fuyant ni prise de position idéologique. Sous le pseudonyme d’Edmond Leblanc, Edmond Lenoir, agent de la DST auréolé aux yeux de ses chefs d’un récent succès contre les « porteurs de valises » du FLN, est envoyé en Alsace, où espions soviétiques ou des pays frères s’intéressent aux recherches menées par le Commissariat à l’énergie atomique sur un site uranifère situé près du château du Haut-Koenigsbourg, aux confins du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Si Leblanc/Lenoir et Kanner, son « collègue des RG », sont imaginaires, la mine a bien existé et les tentatives d’exploitation à l’époque où le pouvoir gaulliste recherchait l’indépendance énergétique et militaire de la France sont bien réelles. L’intérêt historique est donc évident, comme l’intérêt documentaire – on sera curieux d’apprendre les difficultés d’extraction d’un matériau « jamais visible sous forme de minerai exprimé (…) mais toujours inextricablement mêlé aux composantes organiques de la roche schisteuse » (« schiste lacustre », qui plus est).

     

    Candide au pays du riesling

     

    L’essentiel n’est pourtant pas là. Le premier rôle, comme toujours chez notre auteur, c’est l’Alsace qui le tient. Celle de 1961, où l’on parle alsacien en famille, où les relations entre catholiques et protestants sont compliquées, où la tragédie des Malgré-nous est encore proche, et où, même si paraît chaque semaine une Humanité d’Alsace-Lorraine en langue allemande, dans l’ensemble, « c’est de Gaulle, de Gaulle, de Gaulle ». Cependant l’astuce du dispositif narratif choisi fait de ce roman, qu’il soit d’espionnage ou historique, d’abord un roman tout court. Nous lisons le journal, ouvertement invraisemblable, tenu par l’agent secret Leblanc/Lenoir. À peine installé dans son petit appartement de Colmar, notre homme a été pris d’un impérieux besoin de le tenir. « Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Ou alors y a-t-il ici un truc spécial qui donne envie d’écrire ? »… Il est vrai que l’intérêt d’Edmond semble aller, autant que vers la mission qu’il mène, vers la région qu’il découvre. Et nous la découvrons par les yeux de ce nouveau Candide, qui, lorsqu’on lui demande s’il vient bien « de l’Intérieur », s’émerveille : « Comment avait-il pu deviner que j’étais flic ? » Dialecte, riesling, noms trop courts (« Bapst ») ou trop longs (« Schruoffeneger »), tout l’étonne. Le récit doit beaucoup à cet antihéros, vieux garçon qui écrit régulièrement à sa « maman » et se félicite, comme le font ses chefs, d’avoir le « profil de M. Tout-le-monde » que son pseudonyme annonçait.

     

    On pourrait presque voir en lui l’héritier de toute une dynastie d’hommes sans qualités allant des héros de Huysmans à ceux de Beckett en passant par le Roquentin de Sartre. Nous ne sommes pas dans cette tonalité métaphysique. Mais, par la grâce de Leblanc ou de Lenoir, la logique du roman se trouve concurrencée par celle de la chronique, et les perplexités de l’espion s’énoncent sur le ton mélancoliquement ironique cher au véritable auteur. Cette oscillation donne un charme supplémentaire à cette histoire où l’uranium et les champignons des Vosges font bon ménage.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Tels Vies dérobées (Le Verger, 2019, voir ici) ou Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée bleue, 2005 et 2022, voir ici)

    (3) Le Verger, 2013, voir ici

    (4) Voir par exemple ici

     

    Illustration : l'Alsace vue depuis le Haut-Koenigsbourg

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