-
Motl en Amérique, Sholem-Aleikhem, traduit du yiddish par Nadia Déan-Rotschild et Evelyne Grumberg (L’Antilope)
En 2022, le même éditeur nous avait offert, grâce au travail des deux mêmes excellentes traductrices, Motl fils de chantre. Dans ce premier tome, publié en 1911 après une parution chaotique en revue, le grand écrivain de langue yiddish racontait le périple du héros éponyme et des siens, depuis leur shtetl d’Ukraine jusqu’à Londres (voir ici).
Voici aujourd’hui la suite. Commencée en 1914, interrompue par la guerre et le départ de l’auteur pour les États-Unis, reprise là-bas, parue sous forme de feuilleton dans un quotidien new-yorkais en yiddish, jusqu’à l’interruption brutale due à la mort de l’écrivain, en 1916. Chaque lecteur restera pour toujours libre d’imaginer l’avenir des héros dans un pays neuf…
Bisenesse et mouvingue pictcheures
On les retrouve tous : Motl (une douzaine d’années, à présent ?), sa mère, son grand frère Elyè (ronchon, voire brutal), avec sa femme Brokhè (toujours langue de vipère) ; l’ami Pinyè (discoureur, passionné de livres et futur écrivain), Taybl, son épouse (qui suit le mouvement) ; le copain de Motl, Mendl, orphelin recueilli (qui ne se laisse pas abattre). On les reprend là où on les avait laissés, sur le bateau prêt à quitter l’Europe. C’est d’abord la traversée – agitée –, puis l’arrivée – compliquée, avec long passage par « Elie’s Aillelande » (« Dans le temps, ce petit bout de terre appartenait à un certain Elie »).
Ils s’installent à New York, comme ils peuvent, grâce à la solidarité entre immigrants. « Si je ne savais pas que nous sommes en Amérique, je nous croirais à Brody ou à Lamberg. Mêmes Juifs, mêmes femmes, mêmes cris… », nous dit Motl. Et, dans ce monde nouveau, nos amis retrouvent bien des gens venus du « vieux pays ». Ils les aideront à trouver des moyens de gagner leur vie, ce à quoi chacun s’emploiera bientôt, courant frénétiquement d’un petit métier à l’autre. Jusqu’à l’acquisition finale d’une « vraie store », pour faire du « bisenesse » en famille.
On retrouve aussi, tout du long, l’inépuisable optimisme et la vitalité de l’enfant-narrateur, toujours aussi malicieux, et peut-être un peu plus roublard qu’il ne l’était encore dans le premier volume. Mais il a toujours le goût du dessin, de la caricature, plus spécialement, à laquelle l’incline son impitoyable sens de l’observation : « La dégaine de Pinyè, vous la connaissez déjà par mes histoires. Sa vue courte, son long nez pointu qui lui dégringole dans la bouche (…). Ses pantalons étroits et trop longs, une jambe retroussée, l’autre en tire-bouchon, sa cravate sur le plastron déboutonné »… Le personnage est digne de Chaplin, dont on va voir les aventures « aux mouvingue pictcheures ». Car le cinéma joue ici un grand rôle. Dans son avant-propos, Nadia Déhan-Rotschild indique d’ailleurs que Sholem-Aleikhem avait commencé d’écrire, à partir des aventures de Motl, un scénario, hélas perdu. Et on pense bien au cinéma burlesque américain devant telle scène de rue ou dans le métro (« Têtes contre têtes. Un qui sort, deux qui entrent. Pas où s’asseoir. On reste debout. On tombe »).
« Rien d’impossible à l’être humain… »
Au trait s’ajoute à présent le mouvement – et, paradoxalement à cette époque du muet, le son : « Boum badaboum ! Tac-tac-tac ! Crac ! Dzing-dzing-dzing-ding-ding-dong ! », on est dans un monde de galopades et de bruit. Mais le son, c’est aussi celui d‘une langue nouvelle, dont les mots, déformés, sont transcrits phonétiquement, tels que les personnages les entendent (« tchiquène, quitchène, chouguère, mistère… »). Source de comique inépuisable, à laquelle s’ajoutent les étymologies imaginées par nos héros – Hersh-Ber est « titcheur », « parce qu’il titche les enfants. Ça vient du yiddish titschen, fourrer : autrement dit, il leur enfonce (…) les leçons dans le crâne à coups de calottes ».
Dans la langue utilisée, le vieux pays et le pays nouveau se mêlent. La caricature donne toujours une humanité aux personnages, et la profondeur naît toujours d’une apparente mise à plat. Cependant on est désormais dans le monde de l’exil, si bien qu’une distance interne, tant géographique et culturelle que temporelle, creuse souterrainement le récit. La comparaison entre Amérique et Russie est sans cesse là, virtuelle ou explicite : « Il ne mérite pas de crever, le Ruskoff, qui ne connaît rien à rien, à part la vodka et les pogroms ? »… C’est justement « un terrible pogrom » qui, après le départ de Motl et de sa famille, a chassé vers le Nouveau Monde les habitants de leur village, bouleversant, du même coup, les catégories sociales, faisant des anciens riches des pauvres, des bouchers des rabbins, des chantres des titcheurs… Car l’Amérique est le pays du mouvement, dans la ville, lieu d’agitation frénétique, mais aussi dans la société. Les personnages adoptent, vis-à-vis de ce nouvel univers, des attitudes contrastées, entre méfiance (Elyè, toutes les femmes) et enthousiasme (Pinyè, le duo Motl/Mendl, évidemment, lesquels finissent par changer de noms pour devenir Max et Myke).
« Seul un pays comme l’Amérique peut faire passer de petit à grand, d’inférieur à supérieur, et, pour un peu, de mort à vivant (…). En Amérique, rien d’impossible à l’être humain ». Ainsi parle Motl. Sholem-Aleikhem, quant à lui, n’ignore rien des limites du rêve, à tout moment présentes en filigrane. Mais il traduit la force d’un bouleversement historique en l’inscrivant, avec toutes ses composantes, y compris esthétiques, dans une langue génialement inventive et inlassablement vivante.
P. A.
Tags : Sholem-Aleikhem, Motl en Amérique, roman yiddish, judaïsme, 2024
-
Commentaires