• West, Carys Davies, traduit de l’anglais par David Fauquemberg (Seuil)

    fr.wikipedia.orgOn a peine à imaginer titre plus simple et plus efficace — le traducteur, dont il faut par ailleurs louer le travail remarquable, a été bien inspiré de le conserver. West : ce mot en coup de vent semble ouvrir directement sur les horizons qu’il évoque, et que les rêves de nos enfances, au sortir des cinémas de quartier d’antan, ont parés de tous les prestiges.

     

    Songes et mystères

     

    Des rêves, ici, il y en a beaucoup. Cyrus Bellman, dans sa ferme de Pennsylvanie, veille sur sa fille Bess (11 ans) et élève des mules, sans se consoler de la mort de sa femme. Mais voilà qu’un journal local annonce la découverte d’ossements semblant avoir appartenu à des animaux d’une taille prodigieuse. Peut-être vivent-ils encore, au fond des vastes espaces inexplorés qui, dans cette Amérique du début du XIXe siècle, s’étendent au-delà du Mississippi ? « Les bêtes colossales flottaient dans son esprit, semblables à ces nuages aux formes évocatrices qu’il apercevait (…) lorsqu’il levait la tête vers le ciel ». Laissant Bess à la garde peu vigilante de sa tante Julie et, bientôt, à la merci du concupiscent voisin Elmer, Bellman se lance dans un voyage exploratoire de trois ans, avec pour seul compagnon un jeune Indien répondant à l’étrange nom de Vieille Femme de Loin.

     

    À chacun ses songes. Bess imagine l’odyssée paternelle ; Julie rêve de se faire épouser ; Elmer rêve au corps de Bess (« Elle lui évoque le lait, ou la crème, qui repose dans l’étable, froide et soyeuse quand on y enfonce le doigt, mais d’une chaleur douce au-dedans »). Bellman, bien sûr, songe à ses animaux géants, qu’il ne trouve pas, et pour cause. Mais, bientôt, il en vient à se demander s’il est possible qu’à travers ces bêtes fantastiques et fantasmées « une porte s’ouvre soudain sur le mystère du monde »…

     

    Fleuves et prairies

     

    Mystère d’autant plus palpable que le monde est ici immense et peu connu. Le grand thème de ce premier roman d’une écrivaine britannique, c’est l’espace. L’espace surdimensionné d’une Amérique en comparaison de laquelle « les ruelles étroites et les collines » de l’Angleterre semblent « minuscules » à celui qui l’a quittée pour émigrer. Les déplacements, même dans les régions plus ou moins habitées, exigent des semaines, en s’orientant à la boussole et en prenant pour point de repère des montagnes. La nature sauvage est partout, magnifiquement dépeinte, « ruban gris pâle du fleuve », « drap étincelant de la prairie, déployé jusqu’à l’horizon, ondulant et soyeux » ; « satin bleu meurtri du ciel ».

     

    Mais l’espace, c’est aussi l’espace du récit, et Carys Davies, pour faire appréhender au lecteur les distances démesurées qu’elle évoque, invente un dispositif d’une merveilleuse simplicité. Tout y est affaire de juxtaposition : au temps immobile ou purement répétitif de Bellman et de son incessante errance répond, dans une alternance régulière, la sédentarité de Bess, pour qui le temps, au contraire, ne cesse de fuir, la rapprochant du point crucial où elle deviendra une proie pour Elmer ; aux rêves, aux frayeurs et aux étonnements de l’Occidental répondent les perplexités et la prudence de l’Indien, qui garde la mémoire du massacre et de l’exil des siens. Pas de communication possible entre eux, mais pas non plus totale absence d’empathie.

     

    Humour et tragique

     

    Empruntant alternativement ces trois pistes, on se laisse porter par ce récit qui ne progresse qu’imperceptiblement, selon le rythme même des voyages dont il parle, au sein d’un univers à peu près infini… Avant qu’une foudroyante accélération finale voie les trois parcours se rejoindre, pour une montée dramatique dont on se gardera bien de révéler les enjeux.

     

    Disons seulement qu’une des morales de cette histoire, qui suggère toutes les allégories et les évite, est qu’une lettre (ou un récit ?) finit toujours par atteindre son destinataire. Les missives « bourrées de fautes d’orthographe » et agrémentées de croquis que l’explorateur destinait à sa fille lui arriveront, dans un dénouement qui porte à leur sommet l’humour noir et la grandeur tragique dont ce beau roman simple et subtil est tout empreint.

     

    P. A.

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