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Visions de Goya, Stéphane Lambert, et Beckett 27 juillet 1982 11 h 30, Michel Crépu (Arléa)
L’un parle d’un peintre, l’autre d’un écrivain. Mais tous deux, malgré de grandes différences, prolongent l’œuvre qu’ils évoquent par une écriture qui, plutôt que de la décrire, explore les effets qu’elle produit. Ce qui incite à rapprocher ces deux ouvrages parus chez le même éditeur, et d’autant plus séduisants qu’ils sont inclassables.
Stéphane Lambert, Visions de Goya
Ce n’est pas un essai sur Goya. Ou alors, c’en est un dans le sens où Montaigne parlait d’essai : le fruit et le récit d’une expérience. Quelque chose, au fond, qui ne serait pas sans rapport avec la fiction.
Ici, celle-ci prendrait la forme d’un récit d’initiation. Certes, Stéphane Lambert, ou celui qui, sans prétendre être un autre, dit je dans ce petit livre, connaît déjà les « peintures noires », ces œuvres dont Goya, entre 1819 et 1823, couvrit les murs de sa maison, et qui furent ensuite transférées (sauf une), au musée du Prado. Mais, au moment de les revoir, il s’impose, comme dans un souci d’acclimatation, un détour par les autres tableaux de l’artiste exposés dans le musée madrilène, puis par ceux de l’Académie royale. Avant d’en venir aux 14 peintures de « la maison du sourd », observées une par une (et reproduites, comme presque toutes celles dont il est question, au fil du texte). En contrepoint, l’auteur-narrateur parle de ses réveils à Madrid, des rêves de ses nuits, de son agacement devant le flot des touristes, du plat de seiches d’un « noir intense » qu’il déguste avant de repartir, comme un antidote.
À travers ses textes sur Nicolas de Staël, Rothko, Monet (ou, autrement, avec ceux qu’il a consacrés à Beckett ou Melville), Lambert est-il en train d’inventer un genre littéraire ? Ni autofiction ni histoire de l’art, il s’agirait, par l’écriture, de « prolonger [le] trouble » que la peinture suscite en lui et, ainsi, de s’acheminer vers le « point de ralliement avec l’autre » que constitue à ses yeux le tableau. Il disait déjà, dans l’entretien accordé à ce blog : « J’essaye d’écrire sur la zone d’interférence entre moi et les autres ».
Peindre l’invisible
Avancer, donc, avec les mots, dans une zone obscure, commune à tous mais où certains artistes, comme, ici, Goya, se sont plus profondément aventurés. Qu’y trouve-t-on ? Une « part manquante de moi », répond le peintre, par la bouche de l’auteur, dans la très belle lecture que celui-ci fait de l’Autoportrait à l’atelier. Quelque chose, donc, qui se dérobe au miroir et se situe au-delà de l’apparence. Et c’est « un peu comme si la fausseté de la représentation se décomposait progressivement sous nos yeux ». Si bien que l’on en arrive à ce paradoxe, dont la vérité éclate dans l’œuvre intitulée Le Chien et reproduite sur la couverture du livre : le grand artiste peint « ce que la vue obstrue par son trop grand flamboiement ». Regarder ses tableaux, c’est scruter l’invisible.
À travers les géants combattants, les sorcières, les vieillards grimaçants issus des angoisses de Goya, porté par ces images remontées d’un fond obscur, c’est à nous ouvrir, par l’écriture, un chemin vers ce qui excède les images et les mots que travaille Stéphane Lambert. Profond et salutaire exercice d’émulation.
Michel Crépu, Beckett 27 juillet 1982 11 h 30
Ce n’est pas un essai sur Beckett. À moins, là aussi, de parler d’expérience. Au centre du livre, il y a celle, concrète, d’un rendez-vous avec l’auteur d’En attendant Godot qui lui donne son titre. Au jour et à l’heure dits, donc, Michel Crépu, alors étudiant, et travaillant à un mémoire de maîtrise sur Bram van Velde et Beckett, rencontre ce dernier dans un café du boulevard Saint-Jacques. « Surprise : l’aigle Beckett est doux. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis ».
Ce bref entretien n’occupe donc que peu de place dans le court ouvrage qui feint de s’y consacrer. En fait d’expérience, c’est surtout une expérience de lecture qu’il relate. Lecture de Beckett, évidemment, et on y trouve de soudaines et lumineuses réflexions à propos de la surface beckettienne (« un endroit élémentaire où tout est absolument ») ; ou de l’interminable, qui « fait corps avec le temps », et que l’auteur oppose à l’attente kafkaïenne.
Oncles d’Amérique et d’ailleurs
Le but du livre n’est cependant pas de donner les résultats ou de tirer les conclusions d’une fréquentation ou d’une méditation de l’œuvre. Il s’agit plutôt ici de revivre une passion de la lecture et du livre dont Beckett n’a été en somme que le centre et peut-être le point de départ. « Le démon de la comparaison auquel je me voue si facilement trouve ici matière à un divertissement d’espèce supérieure », écrit Crépu. Et de se lancer aussitôt dans un parallèle entre l’auteur de L’Innommable et Saint-Exupéry, comme, ailleurs, il le rapprochera et le distinguera de Joseph de Maistre, Bloy, Dante, bien entendu, ou, naturellement, Proust.
Mais « le démon de la comparaison », ou de l’association, explique ici bien des choses… L’humour, qui fait de Godot « une sorte d’oncle d’Amérique dont on se souvient qu’il venait autrefois, comme Swann à Combray, les soirs de juin », ou réunit, dans la même page, Bossuet, Fénelon, Pascal et l’oncle Podger de Trois hommes dans un bateau. La construction, aussi, à sauts et à gambades, comme aurait dit Montaigne, toujours lui. Et viennent se mêler aux figures surgies des textes le grand-père de l’auteur, les souvenirs de sa propre vie d’étudiant, le récit, inattendu et émouvant, de la tentation monastique qu’à l’apogée de son obsession pour la Lettre il a connue, et de ses discussions au sujet de Beckett avec un bénédictin qui ne l’avait pas lu (mais lui prête, en échange, un livre de Guitton, le professeur d’Althusser).
Bref, Michel Crépu nous entraîne à sa suite sur les traces non de Beckett, mais de la lecture qu’il en fit — sur les traces, multiples et croisées, qu’a laissées en lui cette lecture. Cela fait un livre bondissant, rieur et grave, plein d’échos et de correspondances, et où, pourtant, tout est « simplement là », comme sur le même plan. La surface, décidément…
P. A.
Illustrations : Goya, Autoportrait à l’atelier (1790-1795), et Tom Browne, Uncle Podger plays elephants (vers 1910)
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