• Pleurer au supermarché, Michelle Zauner, traduit de l’anglais par Laura Bourgeois (Bourgois)

    www.asia.frIl faut quand même le dire, au risque de choquer : la littérature semble souffrir d’un excès de mères. On ne compte plus en effet depuis quelque temps les ouvrages que des filles ou des fils consacrent à leur génitrice pour la seule raison qu’elles le sont. Certes, il y a des chefs-d’œuvre en la matière… Seulement tout le monde n’est pas Charles-Louis Philippe ou Albert Cohen, et la sincérité n’a jamais constitué en soi une garantie d’intérêt.

     

    Vous me direz que je suis mal venu de me plaindre, moi dont le premier livre publié s’intitulait Comment briser le cœur de sa mère (1). Mais, comme mon titre le suggère, il y a fils et fils. Surtout, il y a histoire de mère et histoire de mère. Pour une Marie Sizun, qui, dans le récent 10, villa Gagliardini (2), trace de sa mère un portrait que ses nuances et ses zones d’ombre contribuent à rendre réellement émouvant, combien d’hagiographies toujours à l’extrême bord de la mièvrerie et du sentimentalisme. Donnez-nous de mauvaises mères ! se prend-on souvent à soupirer. À nous, Folcoche, madame Lepic, madame Vingtras !… La plupart du temps, c’est en vain.

     

    Entre deux mondes

     

    Au moins faudrait-il, pour que tous ces hymnes à la mère donnent vraiment envie d’être lus, qu’autre chose vienne s’y mêler. Michelle Zauner, chanteuse du groupe de rock Japanese Breakfast, une des cent personnes les plus influentes au monde d’après la magazine Time, raconte la mort de sa mère dans ce qu’elle appelle un « essai » – cependant, la traductrice pensant qu’un pasteur est un « prêtre », qui célèbre la « messe », et qu’« eulogie » veut dire en gros éloge funèbre, il y a lieu de rester prudent… La jeune auteure américaine évoque les souvenirs, les souffrances, les étapes de la maladie, le chagrin. Tout cela est sincère, vécu, touchant. Mais, heureusement, il y a aussi dans son livre la Corée, la cuisine et le narcissisme.

     

    Si le père de Michelle est fondamentalement et typiquement américain, sa mère, rencontrée et épousée par lui à Séoul, était coréenne. Et l’enfance de notre auteure s’est déroulée entre Eugene (Oregon) et les vacances d’été au pays maternel, parmi grand-mère, tantes et cousin. Elle décrit finement son rapport complexe à une langue qu’elle regimbait à apprendre lors des leçons du vendredi, mais qui l’a suffisamment imprégnée durant ses toutes premières années, passées dans la capitale coréenne, pour que « des petits bouts de coréen existent simplement quelque part dans [son] esprit – des mots imprégnés de leur sens pur ». Et ce rapport à la langue est une des formes que prend sa relation singulière à sa propre identité. L’enfant puis l’adolescente ont regretté de ne pas « être blanches », souffert de la curiosité des autres, craint que les garçons ne s’intéressent à elles que par « fétichisme ». À d’autres moments, c’était le regret de ne pas être assez coréenne qui s’imposait. « Je ne pourrais jamais faire partie des deux mondes », analyse rétrospectivement celle qui nous parle. « Moitié de l’un, moitié de l’autre, j’étais susceptible d’être éjectée [par] quelqu’un de complet ».

     

    Tteokbokki et champignons

     

    Dans cette oscillation entre deux images de soi et deux cultures, la nourriture joue un rôle clé. C’est la grande originalité du livre de Michelle Zauner : on y essuie des pleurs (beaucoup) mais on y parcourt aussi des supermarchés. Et c’est pour y chercher du « riz en rondelles », des « bocaux géants d’ail égoussé », des « raviolis vapeur », du « tteokbokki » et du « gochujang »… La cuisine, celle de la mère, celle des tantes ou des restaurants de Séoul, comble la distance entre l’Amérique et l’autre culture. Aimer la cuisine coréenne, c’est séduire la mère. Le rapport avec elle passe par la nourriture, et la quête d’identité passe par ce rapport, avec un Autre qu’il s’agit d’intégrer à soi – d’ingérer.

     

    Le récit est semé de recettes. La seule allusion à l’histoire chaotique du pays maternel est amenée par la mention d’une « spécialité [culinaire] nord-coréenne » importée au sud par « les rescapés de la guerre de Corée ». Après la mort de la mère, le deuil passe encore par la cuisine, activité dans laquelle l’auteure-narratrice se réfugie, suivre et appliquer les recettes d’une youtubeuse coréenne se révélant plus fructueux que la thérapie vite abandonnée.

     

    « Le temps que je ne consacrais pas à (…) cuisiner de nouveaux plats ou à trier des affaires, je le passais au petit cottage au fond de la propriété, où je composais des chansons »… Le titre le suggère aussi, il est dans ce livre davantage question de la fille que de la mère. C’est, avant tout, l’autobiographie d’une jeune femme d’aujourd’hui, qui revient, dans des tonalités nerveuses et enjouées, sur son enfance de « fameuse chipie » se cachant « dans les rayons des grands magasins » et « tap[ant] des crises en public », puis sur son adolescence, quand, après avoir « volé la voiture » de ses parents, elle rentrait « ivre, défoncée aux champignons », voire « atterris[sait] dans le fossé ». Avec la mère, tout n’a pas toujours été rose. Il y a eu des disputes.  (Michelle Zauner est très bonne dans les scènes de dispute. Et le voyage qu’elle fait seule au Vietnam avec son père, en plein deuil, aurait pu faire une nouvelle.)

     

    Ensuite c’est la jeunesse bohème, les débuts poussifs d’une carrière qui va démarrer brusquement (3), la rencontre de Peter, le mariage… Un passage du récit en saisit bien toute l’ambiguïté : la mère était l’« archive » de l’auteure ; elle prenait soin  de « préserver les preuves de [son] existence ». « C’est finalement très cyclique et doux-amer, pour une fille (…), de se retourner et [de] documenter la vie de son biographe »… L’envers de la piété filiale, c’est le culte de soi. Michelle Zauner en est bien consciente. Cela fait de son « essai » un objet littéraire contradictoire – donc, séduisant.

     

    P. A.

     

    (1) Fayard, 1997

    (2) Arléa, 2024, voir ici

    (3) Celles et ceux qui n’auraient jamais entendu Japanese Breakfast peuvent, comme moi, rattraper leur retard en cliquant ici ou ici.

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