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Les Obsessions bourgeoises, Madeleine Meteyer (J.-C. Lattès)
Le titre attire : voilà un texte, au moins, qui n’a pas peur d’employer les mots propres, ni de donner aux classes sociales leurs noms tout crus.
La bourgeoisie… Servane est née seulement sur ses bords. Ses parents, intellectuels catholiques agréablement indifférents aux biens matériels, l’un historien, l’autre philosophe, ont six enfants, c’est elle l’aînée. Quand la famille quitte Colmar (pourquoi Colmar ?) pour Paris et qu’on l’inscrit au lycée Sainte-Geneviève, Servane est ravie. Mais c’est là que son supplice commence. Parmi les Thaïs Donzé-Verteuil, les Mathilde de Saint-Bonnet et autres Étienne de Sombreuil ou Antoine de Marcillac, il s’agit de se faire accepter, de « maintenir un niveau de vie décent » et « de ne pas toujours être celle-qui-n’a-pas-un-rond-pour-partir-en-week-end ». Surtout, il faut éviter les impairs. Il y a des choses qu’on doit savoir : « Les ballerines sont ringardes depuis 2004 (…), exception faite des Chanel bicolores avec un jean droit brut coupé à la cheville » ; à Sainte-Geneviève on feuillette volontiers Despentes, et on ne dit surtout pas « chouette ».
Désir mimétique et baignoires à pattes d’aigles
Dévorée de frivolité, de ressentiment et de désir mimétique (« Ma chérie, intervient sa mère d’une voix douce (…), je t’ai parlé de René Girard, je crois ? »), Servane travaille systématiquement à s’initier. Une fois l’amie de Céleste Barruel, fille de préfet et issue de la vingt-sixième fortune de France, la voilà lancée. Sans se décourager devant les humiliations sans nombre, elle fait du baby-sitting chez les Goursac en échange d’un studio sur le quai Voltaire. Plus tard, après le bac et l’école de commerce, elle travaille dans le marketing et partage un appartement avec Céleste. Pour ses vingt-sept ans, celle-ci organise une grande fête, au cours de laquelle un vase de Lalique est volé (15 000 euros). Servane accompagne au commissariat son amie, laquelle porte plainte sur ses conseils. C’est là que le roman commence.
Un roman dont le premier intérêt est, disons-le, sociologique. L’auteure, trentenaire et journaliste au Figaro, connaît son sujet. Elle n’ignore rien des produits pour « les mains, le cou, les pattes d’oie, le galbe du sein, la tendreté des hanches » ; rien des « briquets en or Dupont », de « l’huile d’olive à la truffe » ou des « baignoires à pattes d’aigles et décollées du mur » ; les VIe et VIIe arrondissements n’ont pas de secrets pour elle, et elle sait aussi qu’il y a des jeunes gens qui « discutent de Barrès », « s’échangent des livres de Sylvain Tesson » et prient autour de la table familiale en vrai latin. Pourtant, la narration, précise, nerveuse, grinçante, interdit de réduire le roman à sa valeur documentaire. Il ne s’agit pas seulement de décrire, avec une acuité qui frôle l’hyperréalisme, les mœurs de la haute bourgeoisie parisienne ; il s’agit, pour mieux dénoncer la fascination, d’en parler la langue.
Triple condescendance et bougies au Merlot
Ce qui ne va pas sans les contradictions habituelles à ce genre d’entreprises. Comment en effet critiquer les codes d’un milieu sans les détailler, montrant ainsi qu’on les possède ? L’opération suscite quasi mécaniquement une triple condescendance : envers les bourgeois, presque tous enfermés dans leur snobisme ridicule et leur narcissisme féroce ; envers les autres, soit qu’ils envient ces gens odieux soit qu’ils ignorent leurs élégances ; envers les lecteurs, mis en position de se sentir naïfs comme ceux-ci et fascinés comme ceux-là. La seule à s’en sortir indemne dans tout ça est la narratrice, qui à la fois dénonce et sait. Bravo l’auteure.
Et l’impression de complaisance est ici accentuée par la lenteur du récit. L’enquête, malgré le zèle déployé par la police pour des raisons indiquées plus haut, avance à petits pas, coupée sans arrêt de flash-back reconstituant plus ou moins chronologiquement le passé des deux principales héroïnes. Il faut longtemps pour découvrir qu’il y a eu d’autres vols que celui du vase, comprendre que Servane est suspectée par ses prétendus amis, voir se dessiner enfin l’intrigue et sentir monter une vraie tension dramatique. Laquelle s’accentuera jusqu’au dénouement (motus) et à un finale à nouveau un peu long, qui conduira Servane vers des valeurs plus authentiques et le récit dans une dimension plus clairement morale.
Pauvre Servane. Pauvre petite fille pas assez pauvre pour ne pas s’imaginer pouvoir être comme les riches. Son seul trait susceptible d’attirer notre sympathie est, cent fois rappelée, son énergie. Ça ne fait pas grand-chose… On a du mal à s’intéresser vraiment à celle qui s’intéresse si peu à elle-même qu’elle a passionnément voulu « devenir une autre ». On se demande, avec Étienne de Sombreuil (le lecteur de Barrès et Tesson) : « A-t-elle une ombre de colonne vertébrale ou n’attend-elle de l’existence qu’émois futiles et bougies au Merlot ? » (ça existe, on l’apprend, parmi tant d’autres choses). Il n’y a guère que l’improbable histoire d’amour entre Étienne et Servane qui rende cette dernière touchante et soudain plus profonde. Lorsque, lassé de ne pas être compris, il en épouse une autre, elle comprend son erreur et « voudrait crier : comment je pouvais savoir ? C’est donc ça l’amour ? »
Elle comprend tout, trop tard. « Qu’elle s’est fait flouer en ne se reconnaissant aucune assignation à un milieu de départ. En se pensant sortie de terre. Libre d’appartenir au monde de son choix ». C’est la faute de ses parents, aussi, qui lui ont appris à « être polie et prier le Seigneur et aller à la fac étudier des romans, pendant que d’autres (…), informés par les pages saumon du Figaro, savaient se tailler une place au soleil des dieux ». Un optimisme très catholique vient contredire cette moralité bourdieusienne : la « retraite » dans un monastère achèvera d’éclairer une Servane assagie. Ambiguïté terminale bien à l’image d’un livre dont les ambiguïtés font, tout du long, les faiblesses – et la force.
P. A.
Tags : Madeleine Metayer, Les Obsessions bourgeoises, roman français, adolescence, 2024
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