• Les Mains pleines, Guillaume Collet (Bourgois)

    www.pinterest.frLe premier roman de Guillaume Collet (1), qui disait si bien l’imbrication du corps et des choses, de l’individuel et du social, aurait aussi pu avoir pour titre L’Homme et la ville. Pour un peu, ce livre-ci pourrait s’intituler L’Enfant et la maison. Bon, il ne s’agit plus tout à fait d’un enfant… Ce héros anonyme, comme le sont tous les autres personnages, s’est dirigé, « après des études à l’université », « vers la cascade de cinéma ». Curieuse spécialité, qui ne lui rapporte pas grand-chose et ne l’occupe guère. Aussi a-t-il été désigné par « Famille » pour répondre aux messages inquiets de « Grande-Mère », laquelle est persuadée « des attaques menées par des nuisibles » contre elle et son mari, qui vivent dans une « Grande-Maison » à la campagne.

     

    À partir de ce point de départ, les événements suivront, en un bref récit qui n’est pas sous-titré roman, leur cours implacable et parfaitement dépourvu de romanesque : tentatives de « Petit-Fils » pour cerner puis endiguer les errements de « Grande-Mère », à base de listes, de pertes de mémoire et de délire de persécution, le tout dans le silence catatonique de « Grand-Père », et sur fond d’inquiétude ou d’atermoiements familiaux ; échec de ces efforts ; aggravation de l’état du couple, hospitalisation, mise sous tutelle… tout ce qui s’ensuit.

     

    Vers le pire

     

    L’Enfant et la maison, c’est aussi L’Enfant et la famille… Les histoires de famille ramènent toujours peu ou prou à l’enfance. Pour raconter cette histoire d’anciens enfants et de vieillards qui retombent en enfance, Guillaume Collet invente une écriture tenant de la comptine et du conte, cruauté grinçante comprise. Pas de noms, mais des fonctions, ou de simples places dans le dispositif familial et narratif : « Petit-Fils », « Grande-Mère », « Famille », « Grande-Maison », qui deviendra « Maison-Attaquée »… Des phrases courtes, souvent elliptiques, encore accélérées par l’emploi constant du présent. Des manières de refrains qui réduisent la psychologie à des réactions élémentaires (« Colère, déluge, colère », « Argent, colère, argent »…), le retour obsédant de certaines formes et couleurs – « Pointillés rouges, verticale verte et zigzags jaunes »…

     

    Les mêmes procédés créent l’étrange impression de sur-place et de mouvement mêlés que produisait déjà la lecture du précédent livre de notre auteur. Dans celui-ci, cette impression correspond à l’unique thème : la vieillesse, l’acheminement vers la mort. L’espace ici est l’analogue du temps. Au cœur du récit, « Grande-Maison » concentre les angoisses et les divagations de « Grande-Mère », laquelle ne laisse qu’avec réticence « Petit-Fils » s’y aventurer. À mesure que celui-ci gagne la confiance des occupants et pénètre leurs rituels, on avance de pièce en pièce au fil de chapitres qui ont pour titres « Vestibule », « Salon », « Bureau », « Cuisine »…

     

    Cascades

     

    « Petit-Fils commence à connaître la maison avec précision. Les marrons dans les armoires, les tiroirs remplis de bouchons de vin, les sacs d’oignons dans la cave, les grandes penderies, les placards à chaussures ». « Grande-Maison », c’est d’abord une masse d’objets : vêtements, cartes géographiques innombrables, armes, arcs et épées, « tout ce qu’on loue quand on va en vacances, ils le possèdent ». Car ces aïeux ont « les mains pleines ». « Grand-Père a été patron d’usine dans l’armement, plus spécialement dans l’aviation ». Ce qui a permis au couple de vivre dans l’aisance, de voyager sans cesse, de « n’avoir besoin de personne »… et de rester à distance respectueuse de la famille et de ses rituels. Le récit est aussi le portrait saisissant d’un duo digne du cinéma burlesque malgré sa situation tragique : « Grand-Père » massif, hiératique, toujours muet ; « Grande-Mère » hystérique, agressive, virevoltante, encore capable de s’échapper de l’hôpital et de faire dix kilomètres à pied.

     

    Des gens qui ne font rien pour éveiller la sympathie… Entre les lignes se dessinent les sentiments contrastés de « Famille », entre fierté et rancœur. « Petit-Fils » lui-même « ne peut s’empêcher d’être fier qu’un proche ait gagné autant d’argent. Cette fierté mal placée réactive une colère familière, en petit-fils de riche il se déteste ». L’environnement social ou le problème de société ne sont jamais l’objet du commentaire, du discours ou de l’explication. C’est l’écriture qui parle, traduisant, avec son étrange froideur haletante, la sensation d’étouffement et d’impuissance d’un personnage pris dans les contradictions que lui impose la vie sociale et familiale. Sans pour autant que le comique, toujours marqué au coin de l’absurde, soit absent. Pour s’extraire de la réalité et de ses impasses, notre cascadeur imagine des cascades : « Se plaquer contre une portière, glisser vers l’arrière en montant sur le toit (…). Rester accroché à l’antenne, se tordre, exploser une vitre avec son pied, c’est impossible mais on est au cinéma »…

     

    « Petit-Fils imagine Grande-Mère se renverser en arrière, rouler sur elle-même, se relever en sautant du salon à la cuisine. Elle monte sur la table et se jette à travers la porte-fenêtre (…). Elle s’est évadée ». On ne s’évade jamais qu’en imagination de la famille et du social. Et pour ce qui est de la condition mortelle, il en va de même. Guillaume Collet se garde de le dire. Il le signifie, confirmant ainsi dans ce deuxième livre qu’il fait bien œuvre authentiquement littéraire.

     

    P. A.

     

    (1) Les Yeux de travers, 2022, Les Avrils, voir ici

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