• Le Pornographe, John McGahern, traduit de l’anglais par Alain Delahaye (Sabine Wespieser)

    pixabay.comEn 1963, il publie The Barracks (1), et est renvoyé de l’école où il enseignait, sur ordre de l’archevêque de Dublin. En 1965, il publie The Dark (2), est renvoyé définitivement de l’enseignement et part s’installer pour un temps en Angleterre. Apparemment l’écrivain irlandais disparu en 2006 n’avait ni oublié ni digéré ces mésaventures… Sa réplique, c’est, en 1980, The Pornographer (3).

     

    Amateurs de gaudriole, passez votre chemin… L’ambiance, comme souvent chez McGahern, est passablement étouffante. La lenteur savamment maintenue, le retour systématique de situations semblables, l’insistance délibérée sur les détails quotidiens créent une impression de vague angoisse que vient encore accentuer l’anonymat des principaux personnages. Ce que le héros-narrateur « préfère », c’est « ne rien faire, déambuler paresseusement au milieu de la foule dans le centre-ville (…), dîner seul dans des petits restaurants bon marché bourrés de monde ». Désabusé après un amour obsessionnel et malheureux, il gagne sa vie en écrivant des récits pornographiques. Le reste du temps il mène une existence solitaire vouée aux plaisirs égoïstes et aux aventures sans lendemain.

     

    Entre « elle » et « ma tante »

     

    Les seuls moments d’exaltation, c’est l’aspect purement sexuel de ces aventures qui les occasionnent. À l’intérieur d’un autre corps, notre homme connaît un « instant de repos : la gloire et la terreur sacrée, la certitude de se tenir aussi près que possible du grand mystère omniprésent, et d’être bien en vie ». Mais le sexe peut aussi être un piège : rencontrée dans un dancing, « elle » se trouve enceinte, et follement amoureuse. Ne voulant ni l’abandonner ni l’épouser, il navigue à vue, essaye d’éviter tous les écueils de l’engagement, et compte sur les « anges gardiens » prêts à veiller sur la future mère à sa place. Croyant un temps qu’elle a trouvé un autre mari prêt à prendre en charge son futur fils, il jubile : « À moins de ne l’avoir jamais rencontrée, de n’avoir jamais couché avec elle, de n’avoir jamais laissé jaillir la semence fatidique, je ne voyais guère comment j’aurais pu mieux m’en tirer ».

     

    Le récit progresse au rythme sinueux du Shannon, ce fleuve d’Irlande sur lequel l’enfant a selon toute apparence été conçu. Les événements qui ne cessent de se succéder sont autant de méandres freinant l’avancée quasiment insensible vers un dénouement incertain. Tout est rythmé par les « oscillations » qu’évoque à juste titre la quatrième de couverture. Celles de l’intrigue, entre espoirs et déconvenues pour notre héros. Pas seulement, pourtant. Dans sa vie, il y a deux femmes : « elle », mais aussi « ma tante », qui, avec « mon oncle », l’a élevé, et qui est en train de mourir d’un cancer. Les rencontres souvent mouvementées avec la jeune femme amoureuse alternent avec les visites à l’hôpital, où notre ami ne se présente jamais sans une bouteille de cognac, seul moyen pour la malade d’amoindrir ses souffrances.

     

    Entre pornographie et… ?

     

    « Une personne quitte la vie et une autre y fait son entrée »… Mais la mort est partout. Elle « doit parfois survenir de la même façon » que l’orgasme, et « le frémissement initial qui nous transforme en chair vivante devient plus tard l’ultime frisson qui fait de nous un cadavre ». En croisière sur le Shannon, le héros a l’impression « de faire partie des âmes traversant le fleuve vers quelque autre monde ». Tandis que les deux amants se promènent sur les bords de la Liffey, « deux cygnes dégingandés pataug[eant] dans la vase » semblent là pour rappeler le caractère transitoire de toute chose.

     

    Curieux roman, où la littérature de l’absurde et la philosophie de l’Ecclésiaste se mêlent, dans des flots d’alcool pratiquement ininterrompus, à une célébration de la chair et du plaisir trop acharnée pour ne pas paraître morbide. Car, de la pornographie, il y en a, malgré tout : deux longs extraits des aventures de Mavis et du « colonel », héros infatigables dont nous laissons notre lecteur découvrir par lui-même les fougueux ébats. Que du classique. Ce qui l’est moins, c’est la troisième « oscillation » que la présence de ces morceaux choisis déclenche, entre pornographie et littérature… normale ? ordinaire ? digne de ce nom ? Comment dire, dès lors que la différence entre l’une et l’autre ne va pas de soi : « Cette nuit (…), si nous pouvions jeter l’ancre dans l’idéale humidité chaude et lisse d’un corps aux jambes écartées, nous serions heureux », songe le vrai héros. Et de laisser ses doigts « s’attard[er] sur les riches sécrétions huileuses menant à [un] hymen incomplètement déchiré ». Pour systématiser encore le parallèle, l'épisode de la croisière sur le Shannon nous est narré deux fois, telle qu’elle s’est réellement passée, et dans la version fantasmatique que le « pornographe » en tire ensuite pour les amateurs.

     

    Réponse à l’Irlande catholique et à sa constante hostilité aux écrits de l’auteur réel, évidemment. La satire de la bigoterie, de l’hypocrisie et du conformisme affleure souvent. Au lendemain d’un samedi soir fort peu catholique, « elle » déclare : « Je crois que je vais aller à la messe comme les autres ». Et l’enterrement de « ma tante » est l’occasion d’un portrait plein d’ironie et d’humour noir de la petite bourgeoisie campagnarde, que McGahern connaissait bien.

     

    L’essentiel est cependant peut-être dans les questionnements plus profonds qui hantent le livre. Qu’est-ce au fond que la littérature ? Où sont ses limites ? Qu’est-ce que le plaisir sexuel, cet étrange intermède entre naissance et mort ? « La nature avait fort bien arrangé les choses, en ce sens que nous vivions à peine notre vie. Le dernier instant conscient était celui où notre non-existence passagère et notre non-existence définitive célébraient enfin leurs noces »… Décidément, la gaudriole est loin.

     

    P.A.

     

    (1) La Caserne, Presses de la Renaissance, 1986

    (2) L’Obscur, Sabine Wespieser, 2022

    (3) Traduction d’abord parue en 1981 aux Presses de la Renaissance. L’ouvrage est le quatrième de McGahern republié par Sabine Wespieser Éditeur.

     

    Illustration : la Liffey à Dubin

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