• Le Numéro un, Mikhaël Chevelev, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs (Gallimard)

    www.lexpress.frNe tournons pas autour du pot : ce roman russe est, au sens le plus américain de l’expression, un roman noir. Tels ceux qu’inventèrent Dashiell Hammett et Raymond Chandler, un de ces romans où l’intrigue policière est prétexte à dépeindre une société gangrenée par l’argent et le vice. Ici, cette dimension critique est cependant clairement historico-politique, et on sent bien que Mikhaïl Chevelev est, comme le dit la quatrième de couverture, « journaliste d’opposition » dans son pays. On parlera donc sans doute plutôt, à propos de ce texte qui frôle la pure enquête, de thriller. Et qu’il ait pour cadre la Russie actuelle explique sans doute, vu l’intérêt suscité par le pays en ce moment, la parution du livre dans une collection « blanche » (Du monde entier).

     

    Impossible de résumer l’intrigue. D’abord, je ne comprends jamais tout dans ce genre d’histoires, dont je goûte surtout l’atmosphère. Ensuite, même si je pouvais, je ne dirais pas tout, pour des raisons qui vont de soi. Enfin, la construction est dans ce cas particulièrement labyrinthique. Et, grand mérite du texte, c’est le propos qui l’exige.

     

    L’histoire de Nikolas

     

    Il faut quand même bien dire quelque chose. Disons que le début plonge ses racines dans une réalité bien soviétique : Volodia va vendre des pneus au marché noir ; il est pris, verbalisé, convoqué. Il se retrouve devant Nikolas Nikolaevitch, capitaine du KGB, qui lui fait signer un papier où il déclare être prêt à collaborer avec les « services ». Le document ne sera jamais utilisé, mais jouera un rôle essentiel. Des années après, un certain David, jeune New-Yorkais, étudiant en sciences politiques, est amoureux d’une Macha, rencontrée en Russie lors de recherches menées dans le cadre d’un mémoire universitaire. Par hasard et par l’entremise de cette jeune fille, il découvre qu’il a toujours, à Moscou, le père qu’il n’a jamais connu. C’est Volodia. Entre-temps, ce dernier a travaillé pour de méchants affairistes d’après l’URSS, lesquels, on nous le répète avec une étrange insistance, sont juifs, et s’occupent de blanchir à l’étranger l’argent fort mal acquis par des Russes très puissants. Que le père et le fils se retrouvent n'arrange pas ces personnes : « Le caractère imprévisible de notre comportement », dit le premier au second, « représente un facteur de risque (…). Je pourrais te raconter comment ces gens-là ont coutume de minimiser les risques, mais je pense que tu le devines déjà ».

     

    Il faut prendre les devants. Ce sera le but d’une manœuvre complexe, qui prendra la forme d’une poursuite hallucinée, laquelle mènera Volodia et David si haut dans l’appareil d’État russe… qu’ils y retrouveront Nikolas Nikolaevitch, devenu Le Numéro un du titre – et dont on comprend soudain qu’il suffit de changer son prénom et le patronyme qui le redouble pour reconnaître en lui un personnage réel qu’il est inutile de nommer (on n’est jamais trop prudent).

     

    Toiles

     

    C’est donc aussi l’histoire, entre les lignes, d’une ascension. Mais c’est d’abord le déploiement d’un réseau. Celui parcouru par l’argent, bien sûr, qu’on voit « transiter par Nijnevatorvsk, Mogilev, Beltsy, puis Riga pour passer ensuite par (…) Saint-Martin, Nauru, îles Hébrides, Gibraltar (…), pour émerger enfin dans un port parfaitement respectable ». Mais aussi celui qu’imagine Chevelev pour nous révéler progressivement le système permettant un tel circuit : son système à lui, narratif, est un analogue du système visé, fait d’allées et venues dans le temps, de changements de narrateur, de retours en arrière par vidéos interposées. Le tout débouchant sur un autre labyrinthe encore, celui des rues de Moscou, réduites à leurs noms, et qu’on parcourt en de fiévreuses errances et filatures automobiles comme l’espace désincarné de quelque jeu de Monopoly.

     

    Car tout est un peu désincarné dans ce roman presque sans descriptions, où la violence reste toujours en suspens, où les pistolets sont brandis mais ne tirent pas, où les chiens grondent sans attaquer. D’où l’intimité et les détails quotidiens sont autant dire bannis, où les scènes d’amour se réduisent au minimum indispensable. Il est vrai que c’est surtout une affaire d’hommes. De pères et de fils, notamment. Et un réseau familial s’esquisse aussi, à l’intérieur comme à l’extérieur du réseau criminel.

     

    L’objectif n’est pas tant de tenir en haleine que de dessiner une vaste toile d’araignée. Celle où est prise la société post-soviétique, dans un pays dont l’économie « repose sur la corruption » et où, « quand on a des problèmes, on ne s’adresse pas à la police ni au tribunal (…). Pour éviter que ces problèmes n’empirent ». Cependant la toile est aussi et d’abord celle que tend au lecteur le livre. Par elle, celui-ci mérite bien sa place dans une collection purement et généralement littéraire.

     

    P. A.

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  • Commentaires

    2
    JP Honoré
    Samedi 25 Février 2023 à 09:05

    Qu'il est drôle, ce "on n'est jamais trop prudent" !

    Merci encore pour ces belles chroniques.

    Jean-Paul

      • Samedi 25 Février 2023 à 09:36

        Mais c'est vrai qu'on n'est jamais trop prudent ! Surtout avec ce genre de personnages...

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