• Le Festin, Margaret Kennedy, traduit de l’anglais par Denise Van Moppès (Quai Voltaire)

    photo Pierre AhnneElle est l’auteure de La Nymphe au cœur fidèle (1), succès mondial qui figurait encore dans les bibliothèques des jeunes filles nées avant 1950, surtout issues de familles anglophiles et protestantes. Garçon et né trop tard, je me souviens de l’avoir vu sur les étagères de mes sœurs. Margaret Kennedy, née à Londres, élevée en Cornouailles et diplômée d’Oxford, publia aussi une quinzaine d’autres romans, dont, en 1950, ce Festin, paru l’année suivante en français chez Albin Michel, réédité aujourd’hui par Quai Voltaire, dans la même traduction mais, dit l’éditeur, « entièrement revisitée ».

     

    Péchés capitaux

     

    Ça commence comme une de ces histoires de presbytère dont la littérature féminine britannique, de Jane Austen à Barbara Pym, s’est toujours montrée friande. Mais on comprend vite que la conversation entre deux ecclésiastiques en vacances qui ouvre le livre ne sera qu’une ébauche de récit-cadre, et que les débats entre courants divergents au sein de l’Église anglicane s’estomperont sans tarder. Non que le religieux soit totalement absent de la suite. L’avant-propos nous indique dans quelles circonstances la première idée du roman fut suggérée à son auteure, au cours d’une discussion entre amis parmi lesquels chacun projetait d’écrire une nouvelle sur l’un des sept péchés capitaux, en vue d’un recueil collectif. Margaret Kennedy reprend seule, à sa manière, le projet. La conversation initiale entre les deux prêtres met en place une situation qui, déjà, frôle le biblique : un mois plus tôt, dans cet aimable coin de Cornouailles, une falaise s’est effondrée, ensevelissant un hôtel et les vacanciers qui y résidaient. Certains, cependant, ont échappé à la catastrophe, dont l’un des deux ecclésiastiques se propose de relater à l’autre, venu le visiter, les détails. Retour en arrière, donc, quelques jours avant l’événement. Nous découvrons les pensionnaires, leurs histoires individuelles, les liens et les inimitiés qui naissent entre eux. On sent « le diable circul[er] » et, l’omniscience accordée au lecteur prêtant un caractère tragique à l’agitation quotidienne, on attend la chute annoncée.

     

    Elle surviendra pendant le Festin (The Feast) du titre : un pique-nique avec chansons et jeux, organisé par un groupe d’enfants à une distance de l’hôtel qui se révélera salutaire. Seront sauvés avec eux ceux des adultes qui les auront suivis et auront accepté de se prêter à leurs jeux. Les sept autres, restés dans leurs chambres, représentaient sans doute ces péchés dont, n’ayant pas reçu d’éducation anglicane ou catholique (voir plus haut), j’ai toujours du mal à me rappeler la liste.

     

    Sous la garde des enfants

     

    Ce qui est sûr, c’est que les défunts n’étaient pas sympathiques. Et il y a bien une dimension morale, plutôt que religieuse, dans le récit de l’auteure britannique. Mais fortement marquée par la préoccupation sociale qui imprègne souvent aussi les fictions venues d’outre-Manche. Le mal, ici, s’incarne d’abord dans les préjugés et le mépris des classes dominantes, tels qu’ils s’expriment au cours d’une discussion d’anthologie entre les futurs morts. « Il est bien normal aujourd’hui que les gens de notre classe défendent leurs intérêts », dit l’une. Et un autre de renchérir : « Je vais vous dire, moi, ce qu’il a, [ce pays] (…) : il est pourri, détruit par cet ignoble cri d’égalité ». Nous sommes dans l’Angleterre de l’immédiat après-guerre, gouvernée par les travaillistes. Et la pension de famille du Festin, où aristocrates, bourgeois aisés et chanoines en vacances côtoient des domestiques issus des classes populaires, pourrait bien être une allégorie de la Grande-Bretagne.

     

    Rien de schématique ou d’abstrait dans tout ça, cependant. Margaret Kennedy déploie devant nous une formidable galerie de personnages, tous fortement et finement individualisés : une vieille fille acariâtre, une femme qui n’aime pas ses filles, un prêtre qui martyrise la sienne, un lord humaniste, une jeune et solaire femme de chambre… Des enfants, naturellement. Eux non plus ne manquent jamais dans le roman anglais. Surgissant parfois en « une frise [qui] se découpe un instant contre le ciel », ils sont, avec leurs rituels, leurs jeux, leur propension au désordre et au rêve, les bons diables ou les bons anges de cette microsociété où ils incarnent, comme le suggère un des héros adultes, « un mouvement de résistance clandestin ».

     

    Avec ou sans avenir

     

    Tout ce monde se débat et se croise en un ballet de plus en plus captivant à mesure que, suivant le dispositif redoutablement efficace conçu par la véritable auteure, « les aiguilles du temps continu[ent] de tourner, se rapprochant toujours plus du Festin ». L’humour et l’ironie, ne serait-ce que celle du titre, n’en prennent que plus de saveur ; de même que, parfois, les touches de lyrisme — quand « le faible clapotis de l’eau », « plus pâle que le ciel, sauf à l’horizon où un crayon bleu foncé [trace] une large courbe », contraste discrètement avec la frénésie humaine comme avec la violence du dénouement qui approche.

     

    Lorsqu’il arrive, il fait clairement le tri, non pas tant entre les bons et les méchants qu’entre ceux qui sont restés terrés à l’hôtel comme en eux-mêmes, prisonniers de leur propre impossibilité de changer, et ceux qui, au contraire, savent « se tourn[er] vers l’avenir ». À la fin du roman, Nancibel, la jeune femme de chambre qui est peut-être la véritable héroïne, a compris « que la vie et les êtres sont très importants, que chacun est seul et que personne ne comprend vraiment personne ». Voilà la morale, sans moralisme ni illusion, de Margaret Kennedy.

     

    P. A.

     

     

    (1) The Constant Nymph. Plon, 1927 pour la traduction française. Réédité au Mercure de France en 2006, sous le titre, on se demande pourquoi, de Tessa.

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