• Le Château des Rentiers, Agnès Desarthe (L’Olivier)

    https://fr.wikipedia.orgUn « roman plein d’humour et de devinettes », dit la quatrième de couverture à propos de ce livre qui semble bien ne pas être un roman du tout, et serait même plutôt le contraire… Il commence comme un de ces récits familiaux dont on est apparemment si friand aujourd’hui. La grand-mère maternelle de la locutrice, avec le compagnon qu’elle a épousé quand il est devenu évident que son premier mari, disparu pendant la Shoah, ne reviendrait jamais, est allée passer ses vieux jours dans un appartement situé rue du Château-des-Rentiers, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Tous deux s’y sont tellement plu qu’ils ont convaincu leurs nombreux amis, comme eux juifs, anciens communistes, et issus de Bessarabie, de venir habiter le même immeuble. Celle qui parle ici, et ne se cache pas d’être Agnès Desarthe, rêve de reproduire, pour elle et son propre cercle amical, un tel « phalanstère » où passer le grand âge ensemble. Elle contacte même un architecte, lequel en esquisse les plans.

     

    « Désolé, vous êtes mort »

     

    Le livre qu’elle écrit pourrait, pense-t-on d’abord, narrer l’histoire de ce projet, de sa réalisation ou de son échec. Cependant la belle idée se révèle vite un fantasme, et le prétexte, plutôt, à une sorte d’essai sur la vieillesse, ce continent mystérieux où chacun sait devoir un jour aborder. Ce qui, l’allongement de la vie et les problèmes de dépendance aidant, explique que le thème, là aussi, soit de plus en plus porteur. Bien sûr, il s’agit, comme presque toujours, non tant de la vieillesse en tant que telle que du rapport qu’on entretient avec elle lorsqu’on commence à s’en approcher, voyant venir « la fin de la souplesse », « la laideur », le moment où, « après être devenu invisible (…), on devient intouchable », et « inconsolable (…) de ne sentir aucune peau contre la nôtre ».

     

    « On ne cesse de s’envoyer mentalement dans le futur et puis, un jour, on se met à craindre (…) de tomber sur la case "désolé, vous êtes mort" », dit notre auteure. Et d’ajouter : « J’explique tout cela à des gens qui n’ont pas envie de se voir confrontés (…) à une réalité qu’ils ont pris l’habitude d’écarter de la main (…). Alors, pour me rattraper (…), je parle de mes grands-parents ». Le vrai sujet, ce sera donc « tout cela ». Et le livre d’Agnès Desarthe prend des allures de méditation sur le temps, ou plutôt de jeu complexe sur et avec le temps, mené par une écrivaine qui avoue n’avoir « jamais eu une conscience claire de l’âge », se tromper sans cesse « sur l’âge des gens, et sur le [sien] pour commencer ».

     

    Fourier et Schrödinger

     

    Une telle position en retrait de l’écoulement temporel, serait-elle imaginaire, autorise un curieux va-et-vient entre passé et avenir. « Le passé est impénétrable pour moi », dit-elle. « L’avenir, je peux au moins l’inventer ». De fait, son livre est bien tourné tout entier vers le futur. Seulement, le futur, désormais, est à chercher dans le passé, la vieillesse et la disparition des aïeux ou des ascendants en dessinent l’image. Il est souvent trop tard pour poser des questions, et « tout imaginer » ne suffit plus à celle qui va « rôder aux alentours du néant », vers le « monde à la fois disparu et sans paroles » de sa famille maternelle. Restent heureusement quelques traces, comme l’entretien, filmé en 1996, au cours duquel la mère d’Agnès Desarthe évoquait son expérience d’enfant cachée. La belle séquence qui montre l’auteure devant le cadran de son ordinateur où se juxtaposent le visage de la morte qui parle et le document où la vivante prend des notes constitue le cœur et la mise en abyme de tout le livre.

     

    Celle qui écrit scrute le passé, à la recherche de coïncidences qui lui donneraient sens, comme l’enfance de la mère rue Charles-Fourier (l’inventeur du phalanstère) ou le temps où celle-ci est restée réfugiée dans la Sarthe… Elle songe au « statut indéterminé » de ceux dont on ne savait pas encore s’ils reviendraient ou non des camps, et à la fameuse expérience de Schrödinger, dans laquelle « les deux états – vivant et mort – se superpos[ent] ». Le tout avec une énergie dépourvue d’attendrissement, et une liberté assez remarquable dans l’usage des genres : il y a ici des anecdotes, de prétendues interviews, des dialogues avec une « Alterego », des souvenirs composant peu à peu une autobiographie fragmentaire.

     

    On enfonce bien de temps à autre quelques portes dès longtemps ouvertes, on souligne gravement quelques lapalissades. Mais c’est souvent pour les rajeunir en les inscrivant dans une expérience singulière, qui leur confère un regain de profondeur et de force émotive. Cette farcissure n’est, au fond, pas très loin (dans l’esprit) de celle de Montaigne. Pourtant, à la fin du volume, quelque chose aura été insensiblement dépassé, surmonté, et, même si cela reste légèrement mystérieux, c’est assez pour faire peut-être de ce livre difficilement classable un roman quand même, et par excellence : d’éducation. Mais éducation dispensée ici par soi à soi-même, dans la confrontation avec le trépas et les morts.

     

    P. A.

     

    Illustration : Georges de La Tour, La Madeleine aux deux flammes, vers 1640

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