• La Prise du diable, Lina Wolff, traduit du suédois par Anna Gibson (Les Argonautes)

    www.pinterest.frTraductrice de Garcia Marquez et de Bolaño, romancière apparemment très en vue dans son pays, Lina Wolff nous fait donc pénétrer, avec ce roman, « au cœur du mécanisme de l’emprise ». C’est la quatrième de couverture qui le dit. L’éditrice, si elle reprend le mot, nuance déjà un peu le propos en évoquant « le gouffre d’une relation toxique ». De fait, parler d’emprise tendrait à réduire le livre à un sujet, au demeurant dans l’air du temps. Or, avec cette Prise du diable, on est très au-delà du roman à sujet.

     

    Certes, de loin, et jusqu’à un certain moment au moins de l’histoire, on pourrait croire distinguer les éléments et les étapes d’un tel roman. Elle est venue, de Suède, s’installer en Italie, à Florence, où « la première chose qu’elle remarque et qui la stupéfie, ce sont les couples ». Le contact avec l’autre culture, comme ce sera le cas une autre fois dans le récit, est la métaphore du contact avec l’autre sexe. Il y a donc un homme, « petit gros inoffensif » que l’héroïne travaille à rendre présentable : « Dieu a créé la femme, et elle est pour sa part en train de créer l’homme ». In petto, elle le surnomme, avec un peu de condescendance, « le Propre-sur-Lui ». Mais, entre eux, ils s’appellent, de façon plus égalitaire, Minnie et Mickey. Ils n’auront jamais d’autres noms pour nous.

     

    Mickey, Minnie et leurs démons

     

    On voit très vite se déclencher le mécanisme. Minnie accepte, à la demande de Mickey, d’« être un peu faible ». Elle sombre bientôt dans une jalousie mêlée de reconnaissance à l’idée « d’avoir été gratifiée de cette chance inespérée, inouïe, d’expérimenter le mystère de la chair ». « Prise dans une sorte de poigne, d’étau », convaincue qu’elle « ne possède pas en elle d’amour authentique, seulement une bêtise digne d’une vache », elle en vient à recevoir les coups de Mickey dans un mélange de révolte et de culpabilité.

     

    Cependant d’autres éléments viennent compliquer cette progression apparemment linéaire et univoque. « Il la vide de sa substance, mais elle le vide également ». « Il est le malade qui a le contrôle », pourtant, comme elle le dit elle-même, chacun d’eux abrite un « démon », et ces deux démons « se veulent mutuellement du mal ». S’il y a bien emprise, elle est à double sens.

     

    Et les discours délirants de Minnie ne sont qu’un symptôme parmi d’autres. Un traumatisme pendant l’enfance explique peut-être les obsessions de celle qui reconnaît souffrir de « phobie sociale », avoue que « le sexe est toujours présent dans ses pensées », et se sait en proie à une « névrose langagière », qui la conduit, quand par exemple ses yeux tombent sur une voiture, à « en énumérer toutes les composantes en trois langues ».

     

    Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit nullement pour Lina Wolff de trouver des excuses à Mickey, et encore moins de faire des femmes des créatures vouées à la servitude volontaire. Si la folie de Minnie est au premier plan, c’est parce que nous sommes constamment placés à son point de vue. Et si tel est le cas, c’est parce que le point de vue de la femme est ce qui intéresse l’écrivaine suédoise.

     

    Sur les bords du Mississippi

     

    Il n’en demeure pas moins que nous avons ici l’histoire d’une folie, et que cette histoire, dans sa seconde partie, devient explicitement une histoire folle. Minnie s’enfuit à La Nouvelle-Orléans, où elle compte rejoindre Ben, un amant de rencontre connu à Florence. On ne dira pas comment elle s’y prend pour faire échouer spectaculairement cette évasion, au point de se retrouver enchaînée puis mise en cage, dans une masure sinistre sur les bords du Mississippi. Qu’il suffise de savoir que ce qui pouvait passer pour un roman psychologique bascule sans prévenir dans le thriller horrifique façon David Lynch, avec boue, reptiles, geôlier mutique et voisine dérangée.

     

    Pendant ce temps, notre héroïne poursuit sans désemparer ses rationalisations introspectives : « Elle doit arrêter les répétitions, les ressassements, toutes les pensées, en fait (…). Stop » ; « Elle est simplement en train de fuir un homme qui la tabasse. C’est la perspective qu’elle doit adopter » ; « Elle doit réfléchir sur le long terme, s’efforcer de voir ce qui lui arrive comme une sorte de péripétie »…

     

    Car, chacun l’aura compris depuis longtemps, le plus important ici n’est pas tant ce qui arrive que la voix pour le commenter ou le dire. Ce qui sauve ce roman du sujet sociétal, de la psychologie et même du thriller, c’est l’écriture. C’est elle le vrai « diable », et il parle par la bouche de l’héroïne, puisque, malgré des incursions ponctuelles au point de vue omniscient, le texte se situe en permanence aux confins du monologue intérieur. En même temps, l’usage de la troisième personne et la présence d’un narrateur instaurent une distance minimale entre personnage et discours ; d’où la froideur clinique, la ratiocination faussement pompeuse, l’humour noir, tout un jeu de tonalités qui ne sont pas sans évoquer une Elfriede Jelinek – le tout magnifiquement servi par la traduction.

     

    Humour noir, disais-je. Très noir. Au point qu’on redoute presque d’aller plus loin, et jusqu’au bout. Mais simultanément on est empoigné par le besoin irrépressible d’aller au bout… Plutôt que de parler d’emprise, Lina Wolff l’installe dans l’esprit du lecteur. Par la seule force de la phrase. Cela s’appelle, au vrai sens du mot, la littérature.

     

    P. A.

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