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L’été où mon père est mort, Yudit Kiss, traduit du hongrois par Clara Royer (L’Antilope)
Début 2022, une autre écrivaine d’origine hongroise racontait déjà, quoique en allemand, la mort de son père. Et cette mort, déjà, arrivait en été. On ne peut cependant imaginer ouvrages plus différents que ceux de Zsuzsa Bánk (Mourir en été, Rivages, voir ici) et de Yudit Kiss, comparables seulement par la justesse de ton et la profondeur.
« Le costume mal coupé du dogmatisme »
Quand la première déroulait, pour l’essentiel, le récit chronologique et détaillé de la disparition du père, depuis les premiers signes inquiétants jusqu’au deuil, la seconde, autour de l’événement, trace des cercles concentriques qui inscrivent l’histoire individuelle et familiale dans l’Histoire tout court. La ligne principale court bien de l’apparition d’une tumeur au cerveau et d’une première opération à la récidive fatale, sept ans plus tard. Mais à cet enchaînement inéluctable vient se superposer une construction par associations, que scande le retour régulier du titre. Quand le père, en effet, est-il vraiment mort ? L’été de son décès réel, à Budapest, bien des années après la chute du Mur et l’effondrement du régime auquel il a toujours cru ? Cet été n’a-t-il pas « commencé » en 1956, « quand éclatèrent (…) les effroyables vérités et [qu’il] n’eut plus la force de les regarder en face » ? Ou en 1968, lorsque les chars soviétiques entrèrent en Tchécoslovaquie ? Ou encore en 1992, « quand a éclaté la première guerre de Yougoslavie » ?...
Le livre est d’abord le portrait de cet universitaire, « humaniste traditionnel sous le costume mal coupé du dogmatisme », qui, confié par sa mère, pour son salut, à un orphelinat dans les années terribles, dut « créer sa propre réalité » à partir des « brochures du parti » dont il resta toujours le serviteur enthousiaste, même si « on lui rappelait régulièrement qu’il était un marginal toléré ». Ne serait-ce qu’en raison de sa judéité. « Nous ne sommes pas juifs, parce que c’est une religion et nous, nous sommes athées ». Tel est le credo asséné à sa fille par celui que devait pourtant bouleverser, quelques années plus tard, la lecture du livre de Kertész Être sans destin. La narratrice, que l’auteure appelle Anna, devra découvrir ses origines par elle-même, ce qui adviendra lorsqu’un voyage d’étudiante en Pologne la conduit inopinément devant une exposition de photos dans une synagogue – un des plus beaux passages du récit.
Une histoire européenne
Car ce portrait d’un père est aussi, inévitablement, l’autoportrait d’une femme naviguant entre Genève (où vit Yudit Kiss) et Budapest, « toujours hantée par le sentiment d’avoir oublié quelque chose ». Et, à travers elle, c’est toute une génération qui se dessine, celle des intellectuels hongrois, polonais, tchécoslovaques nés dans les années 1950 et qui passèrent des illusions aux découvertes effrayantes puis, après un très bref intermède, à d’autres désillusions – nées, ici, au contact de la Hongrie nouvelle, dont la narratrice dessine en arrière-plan un tableau pour le moins sans complaisance.
L’histoire d’une famille, entre exils, anéantissements et persécutions, se détache sur celle d’une région entière de l’Europe, où « le plus lourd héritage (…) est l’idée que l’être humain ne vaut rien en soi ». Grands-parents, cousins, amis, Yudit Kiss, par la voix d’Anna, nous raconte des existences détruites de toutes les manières, vouées souvent au suicide quand ce n’est pas à l’assassinat. Pourtant, on rit aussi, dans ce livre où l’intelligence aiguë et l’attention passionnée au réel vont de pair avec une inaltérable vitalité. L’écrivaine hongroise trouve le parfait dosage entre humour, émotion, sentiment du tragique. Par la grâce de cet équilibre, l’histoire qu’elle nous raconte est d’abord et malgré tout une histoire de vie.
P. A.
Illustration : le Memento Park, à Budapest
Tags : Yudit Kiss, L'été où mon père est mort, roman hongrois, judaïsme, 2023
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Commentaires
Magnifique critique. Je vais l'offrir à une amie... qui me le prêtera sûrement !
Tu ne seras pas déçue !