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L’Année prochaine à New York, Antoine Billot (Arléa)
Je ne relancerai pas le débat autour de la question de savoir s’il fallait ou non lui attribuer le prix Nobel. J’ai déjà failli me brouiller avec plus d’un ami à ce sujet et, tout bien pesé, les arguments me paraissent aussi nombreux et convaincants d’un côté que de l’autre. Disons simplement ceci : qui n’a pas, à seize ans, dans sa chambre tapissée de posters, rêvé en écoutant Girl from the North Country(1) ne saura jamais vraiment ce qu’est l’adolescence.
Cela posé, on imaginera l’intérêt mêlé de crainte qui fut le mien quand j’ai découvert le sous-titre du livre d’Antoine Billot : Dylan avant Dylan. Intérêt et crainte d’autant plus grands qu’avec Le Désarroi de l’élève Wittgenstein (Gallimard, 2003) — Wittgenstein et Hitler — et Otage de marque (Gallimard, 2016) — Blum à Buchenwald —, l’auteur pouvait apparaître comme une manière de spécialiste du roman biographique. Mais L’Année prochaine à New York n’est même pas à proprement parler un roman. Et c’est bien plus intéressant comme ça.
Après une superbe entrée en matière, dans laquelle est évoqué, à la première personne, le concert de juillet 1978 au feu Pavillon de Paris, de brefs chapitres indépendants se succèdent qui pourraient se lire chacun comme une rapide nouvelle : Beatty Zimmerman chez le gynécologue ; la maîtresse explique à Robert et à ses petits camarades pourquoi on a eu raison d’exécuter les Rosenberg ; le futur Prix Nobel prend sa première leçon de piano… Mais, aussi bien : à Odessa, en 1905, un pogrom de plus décide Zigman Zisel à émigrer aux Etats-Unis ; Frank Hibbing, grâce à l’intervention miraculeuse d’un loup, découvre du minerai de fer à l’emplacement où il fondera la ville qui porte son nom (et où Bob passera son adolescence) ; dans un État du Sud, une jeune Noire que Dylan ne rencontrera jamais est chassée d’un bus… Antoine Billot marie habilement la logique du puzzle à la chronologie ; posant les arrière-plans historiques et géographiques, resserrant insensiblement sur le destin du jeune Robert Allen, qu’il mène jusqu’à la visite à Woody Guthrie, en 1960, dans l’hôpital du New Jersey où celui-ci se meurt lentement de la chorée de Huntington.
La stratégie du saumon
Cette structure n’est qu’un des moyens par lesquels s’articule une assez fascinante réflexion sur les notions de tradition et de rupture. Car c’est surtout, évidemment, le premier Dylan qu’esquisse Billot, celui qui se veut la voix de tous les exclus du rêve américain, « l’enfant naturel du Dust Bowl et de la Dépression, des Noirs sans droits et des ouvriers sans travail », « un orphelin pauvre du delta, un Olivier Twist natif de la Louisiane, brun et crépu, l’un de ces musiciens ambulants rieurs jouisseurs débauchés lascifs »… Mais s’inscrire dans une telle filiation suppose évidemment de rejeter sa véritable ascendance, « les Zimmerman les Edelstein les Greenstein les Solemovitz », ces « immigrants sans patrie » qui rêvent de s’intégrer. Et, en s’éclipsant de la luxueuse réception de bar-mitzvah que lui ont organisée ses parents, le jeune Robert inaugure la longue série des trahisons qui jalonneront sa carrière et lui seront sans fin reprochées — adoptant « une stratégie de saumon méfiant qui ondule à travers les torrents, écarte les hameçons, bifurque dévie s’égare se détourne se retourne ».
« Ce qui te manque te manquera toujours… »
Cependant, en assumant ainsi une position de rupture avec l’ordre établi et tous ses tenants, quels qu’ils soient, il en viendra à fusionner les deux héritages, comme, dans une belle scène nocturne, le lui avait prédit, à sa façon, son père : « Il est temps que tu comprennes que ce qui te manque te manquera toujours. Ici, ce n’est pas ta maison, c’est ton foyer peut-être, mais ce ne sera jamais ta maison ». Et l’auteur d’I’m not there, en fin de compte, d’en venir « à s’effacer, à n’être plus qu’un intermédiaire, un ambassadeur, le chantre des mémoires du Nouveau Monde », porteur du chant « qu’avant lui psalmodiaient les juifs d’Odessa, les pionniers européens du Mayflower, les Okies du Dust Bowl, les Noirs des plantations, (…) tous ces réprouvés de l’identité américaine qui (…) l’ont assimilé jusqu’à faire corps avec lui, faire œuvre avec lui ».
Pour dire ce jeu complexe entre continuité et rupture, qui est celui même de l’Histoire mais dont le destin de Dylan serait un des lieux exemplaires, l’auteur de L’Année prochaine à New York construit, nous l’avons dit, de courts chapitres, mais composés de phrases très longues, en forme de mélopées, où les virgules s’effacent pour de longues énumérations et dont le rythme chaotique emporte tout. Même les fautes de français, qui sont pourtant nombreuses (les croix du Ku Klux Klan « brûlantes dans la nuit », n’avoir de cesse de systématiquement employé pour ne pas cesser de…). Mais il faut déjà avoir mon mauvais esprit pour les relever, on ne les voit qu’à peine, porté et parfois subjugué qu’on est par la force d’évocation de certains tableaux, tels ceux des villes nocturnes du Minnesota originel. Chaque chapitre a pour titre un vers de Dylan. Nouvelles, disions-nous… Mais ces textes d’un écrivain français deviennent bien plutôt, dans une ultime et brillante hybridation, des ballades, qui ont par moments la mélancolie fulgurante et nasillarde de celles du maître.
P. A.
(1) Les nostalgiques pourront cliquer ici.
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