• Je ne suis pas un héros, Eric Ambler, traduit de l’anglais par Simone Lechevrel et Patricia Duez (L’Olivier)

    www.critikat.comAprès, au début de l’année, Le Masque de Dimitrios (voir ici), en attendant deux autres rééditions en 2025, voici le deuxième des romans de l’écrivain anglais mort en 1998, que L’Olivier a entrepris de nous faire redécouvrir. Comme c’était le cas pour le précédent, la traduction de ce texte-ci a été révisée et, en l’occurrence, complétée. La première version datait en effet de 1951, le livre étant paru en Grande-Bretagne en 1938.

     

    Soit un an avant Le Masque… On est étonné de l’apprendre. Avec son héros romancier, ce premier récit republié, où la réflexion sur le roman constituait au fond le vrai sujet, semblait annoncer une méthode. Il se situait à la limite du roman d’espionnage et du roman policier, comme s’il hésitait encore à s’engager franchement dans le genre qui devait faire la réputation d’Eric Ambler. Un an plus tôt, pourtant, Je ne suis pas un héros est une vraie histoire d’espions, parfaitement composée et dosée, selon une alternance de dialogues et de scènes d’action, avec montée progressive dans l’intensité de ces dernières.

     

    Agents secrets, train en marche et spirales

     

    Impossible, ça va de soi, d’entrer dans les détails. Disons que Marlow, jeune ingénieur britannique réduit au chômage par la récession frappant son pays, répond à une annonce de la firme « Spartacus », spécialisée dans la fabrication de machines à fabriquer des obus. Il s’agit de prendre la tête du bureau de Milan, dont le précédent directeur s’est fait, tiens, tiens, écraser par une voiture. On est en 1937 : les obus fabriqués grâce à « Spartacus » trouveront bientôt leur usage. L’axe Rome-Berlin, récemment constitué, hésite entre rivalité et bonne entente. Marlow est contacté par le général Vagas, agent allemand qui propose de le rémunérer pour des informations sur l’industrie d’armement italienne. Zaleshoff, agent soviétique, l’incite à accepter pour donner de faux renseignements, semer la discorde entre les deux puissances et œuvrer ainsi pour la paix. Cependant, l’OVRA, police politique du régime fasciste, lui confisque son passeport et l’a à l’œil.

     

    Je ne peux pas en dire plus. Sinon qu’après bien des rendez-vous nocturnes et des filatures, on sautera d’un train en marche, on se déguisera, on assommera, jusqu’à une marche hallucinante dans la neige conduisant, en pleine montagne, au « point culminant », explicitement désigné comme tel, du récit : une nuit en compagnie d’un scientifique que le fascisme a rendu fou et qui, après avoir cité Leibnitz et Newton, montre à Marlow son manuscrit, « gribouillage enfantin » essentiellement composé de spirales enchâssées.

     

    Satin écarlate, monocle et pardessus

     

    Mise en abyme ou image dans le tapis ? Le fait est qu’il y a plusieurs romans dans ce roman. Sans parler des rapports entre Marlow et Claire, sa fiancée demeurée à Londres, on pourrait s’arrêter sur l’histoire de Zaleshoff et de sa sœur (?) Tamara ; ou sur celle du général Vagas et de sa femme, qui le hait et passe son animosité sur « un jeune valet au teint pâle, en livrée de satin écarlate », dont la présence dans leur invraisemblable villa milanaise n’est visiblement pas étrangère à ce sentiment…

     

    Lequel général, avec son fond de teint, son monocle, le santal dont il se parfume, n’est qu’une figure parmi d’autres dans une galerie de portraits où l’humour le dispute au grotesque inquiétant. La manie générale du détail s’y donne libre cours. Elle contribue, partout, à créer l’atmosphère : rues dans la nuit, restaurants, berlines, individus qui, « dissimulé[s] dans l’embrasure d’une porte, relèv[ent] le col de [leur] pardessus ». « Pendant un instant, l’éclat des phares projeta mon ombre allongée (…) sur le trottoir et le bas de la façade d’un long bâtiment sombre »… comme au cinéma.

     

    Un naïf chez les ombres

     

    C’est Marlow qui nous décrit ce monde de spectres et de masques. L’ingénieur serait-il un autre avatar du romancier ? Sauf qu’ici le « héros » joue surtout le rôle du lecteur, à qui il convient de tout expliquer : « Je vous écoute », « Alors ? », « Qu’allons-nous faire maintenant ? » sont ses répliques favorites. Et lui-même prend un sombre plaisir à souligner après coup ses propres erreurs (« Si j’avais pu soupçonner… Mais n’anticipons pas »).

     

    Que lui explique-t-on, à ce naïf égaré au pays des ombres ? L’art de se fondre parmi elles, certes. Mais aussi les règles de leur jeu. Dans des termes qui ne laissent aucun doute sur les sympathies qui pouvaient être à l’époque celles de l’auteur lui-même : « Ventre creux ou ventres trop remplis, c’est toujours la même histoire qui se répète » ; « La notion d’État (…) est une sorte de tas de fumier érigé pour étayer un système économique mis à mal » ; le professeur Beronelli « s’est évadé de la démence ambiante pour se réfugier dans la sienne »… C’est Zaleshoff, initiateur et mentor dans ce curieux roman d’éducation, qui dit tout ça. Et on le surprend, à l’occasion, à fredonner Bandiera rossa… La conclusion, tirée d’une fictive « revue française », n’est cependant pas de lui : « Une coopération étendue entre les trois grandes démocraties européennes – la France, la Grande-Bretagne, et notre alliée la Russie soviétique – (…) représenterait une force incontestable pour le maintien de la paix ».

     

    Coopération qui, comme on sait, ne se fit pas. Mais l’important ici est surtout le problème moral sur lequel débouche une telle réflexion politique. Marlow, qui vend des machines aux fabricants de canons fascistes, cessera-t-il un jour de dire : « Tout cela ne me concerne pas » ? Oui. Choisira-t-il alors son camp ? L’écrivain britannique est trop subtil pour que la réponse soit simple. « Les dieux », ces « bons farceurs », choisiront pour lui ; ou le hasard ; ou la sympathie que lui inspire le représentant du Bien (« Il était impossible de ne pas aimer Zaleshoff ! »).

     

    En somme, il a la réaction qu’Ambler souhaite provoquer chez son lecteur : que celui-ci le veuille ou non, il est embarqué, et séduit. De ce point de vue-là, nous sommes tous des Marlow.

     

    P. A.

     

    Illustration : Carol Reed, Le Troisième Homme, 1948

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