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En vérité, Alice, Tiffany Tavernier (Sabine Wespieser)
Il y a deux livres dans le roman de Tiffany Tavernier. Le premier, c’est l’histoire d’Alice, et de son grand amour, jamais désigné autrement que par il. « Avant lui », la vie d’Alice « était comme floue ». « Elle [est] son centre. Il [est] tous ses repères ». Il est maladivement jaloux, lui interdit la compagnie des autres, boit, la trompe, lui ment, lui soutire de l’argent et en vient même à la frapper, mais elle se reproche sa propre « indifférence », son « narcissisme » : « Qu’est-ce qui m’a pris de douter de lui ? (…) Il m’aime tant ».
Bref, lâchons le mot, un mot dans l’air du temps comme le sujet lui-même : Alice est sous emprise. Elle mettra longtemps à ouvrir les yeux – tout le livre, qui raconte ce processus très progressif, placé sous le signe de la névrose et de la compulsion. Le problème, avec la compulsion, c’est que, comme chacun sait, elle est répétitive. Le lecteur a tendance à s’agacer de ces situations et de ces réactions qui se réitèrent obstinément ; il en veut un peu à Alice de ne pas prendre la fuite plus tôt, comme chacun autour d’elle le lui conseille. Mais le second problème avec les phénomènes de ce genre, c’est qu’on reste toujours extérieur aux délires d’autrui. Du coup, ces problèmes en sont-ils vraiment ? Notre incompréhension devant celle d’Alice est justement, d’une certaine manière, le cœur du sujet.
Et puis, il y a le second livre. C’est aussi l’histoire d’Alice, d’un grand amour et d’une incompréhension. Due, cette fois, non à la trop grande proximité de ce qui ne peut être vu, mais à l’absolue étrangeté d’un monde complètement différent. Entrée par hasard dans une église, notre amie, que son bourreau a sommée de trouver un emploi, tombe sur une petite annonce indiquant que « l’association diocésaine de Paris » cherche « une assistante pour le promotorat des causes des saints ».
« Censeurs théologiens » et « gouffres de l’enfer »
En clair, la voilà, dans un bureau proche de Notre-Dame, chargée, sous l’autorité bienveillante de monseigneur Berthet, de classer et d’organiser la documentation et les pièces nécessaires à la procédure complexe qui, de chrétiens plus pieux que la moyenne, fait des « serviteurs de Dieu », des « vénérables », des « bienheureux », voire franchement des « saints ». Dans cet univers, Alice, non croyante, c’est un peu l’Ingénu de Voltaire débarquant à la cour de Versailles. Elle va devoir apprendre un langage nouveau, qui parle de « libelles », de « nihil obstat », d’« acteurs » ou de « postulateurs de la cause », d’« enquêtes rogatoires » et de « censeurs théologiens »… Elle rencontre des personnes qu’elle n’a jamais côtoyées (« même à la fac ») : des prêtres, bien sûr, mais aussi toute l’équipe des « filles », Charlotte, Marie-Lise, Anne-So, Isabelle de la Motte de la Margerie. Cathos plus vraies que nature, croquées avec une précision et un respect qui n’excluent pas l’humour – « Je m’en remets à Dieu et tout roule » ; « Avec [sainte Geneviève]… c’est du béton » ; « Vous réexpliquer les vertus chrétiennes ? Ok ».
Le lecteur, à présent, partage la perplexité et l’extériorité d’Alice. Car Tiffany Tavernier ne le ménage pas, insérant sans hésiter dans le récit des fragments de vies de saints, telle sainte Faustine Kowalska, qui nous relate sa visite « dans les gouffres de l’enfer », ou saint Thomas de Cantorbéry, à qui « un oiseau qui savait parler » demanda de l’aider contre un épervier malintentionné – « Aussitôt, l’épervier mourut ». Sans parler des occasionnelles effusions lyriques, ou des versets bibliques, authentiques ou écrits pour l’occasion, qui ponctuent le texte. Que pense vraiment la narratrice de tout cela ? On ne le saura jamais vraiment, et une des grandes forces du livre est de ne jamais tomber ni dans la réelle ironie ni dans l’adhésion pure et simple.
Horizontale et verticale
Pourtant, Alice, à mesure qu’elle se libère du faux amour, sera, plutôt que convertie, amenée à la foi – ou ramenée, les souvenirs d’une enfance au Guatemala, d’une étrange nourrice et d’un rapport fondamentalement religieux au monde lui revenant progressivement. Au cours du récit les « signes » autour d’elle se multiplient, elle reçoit de mystérieuses communications de l’au-delà et, à en croire certains, ferait peut-être un ou deux miracles. Va-t-elle devenir une sainte elle-même ? Le livre s’arrête au seuil de ce chemin périlleux. Son propos est autre. Allant et venant sans arrêt entre les deux mondes d’Alice, il reste tout du long sur la ligne de crête entre deux passions, deux mystères… deux emprises ? « Notre amour tient de ceux, si rares, accordés aux seuls élus (…). J’étais en morceaux et il m’a choisie » – Alice parle de son tortionnaire. Et monseigneur Berthet a cette parole étrange : « Le pire ennemi de l’Amour, c’est l’Amour lui-même ».
Le roman cependant ne suit pas non plus cette piste, qui le mènerait vers d’autres zones d’ombre. Il s’en tient à un dualisme assumé, thématisé, qu’un des prêtres résume en évoquant « l’antinomie de la croix » : « Ici (…), la verticale : le Christ en gloire, la transcendance, les saints (…). Et ici, l’horizontale : le monde incarné, avec ses masses d’ombres (…). Au centre (…), le point d’intersection (…). La troisième voie en quelque sorte ». En plaçant son héroïne en ce « centre », Tiffany Tavernier tient vive et féconde la contradiction qui fonde son livre, où le sujet sociétal au goût du jour croise un autre sujet, étranger jusqu’à la provocation à tout air du temps. Son audace est de donner à cette gageure littéraire la dimension ouvertement et authentiquement métaphysique qui lui confère sa profondeur.
P. A.
Illustration : Jacopo di Cione, 1370
Tags : Tiffany Tavernier, En vérité Alice, roman français, janvier 2024
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