• Derrière la porte, Sarah Waters, traduit de l’anglais par Alain Defossé (10-18)

    http-_matt.my.tripper-tips.comC’est le premier livre d’elle que je lis. Je m’étais fait de l’auteure galloise l’image d’une sorte d’ « icône lgbt » ­— une amie anglaise s’était même étonnée de la voir publiée en France dans des collections destinées au grand public. Honte à moi, je ne me sentais concerné qu’en partie. Et puis, l’éditeur a eu l’amabilité de m’adresser l’ouvrage, j’ai constaté qu’il était traduit par Alain Defossé, dont les qualités de traducteur n’ont d’égal à mes yeux que ses dons de romancier… Bref, je me suis lancé dans la lecture de ce pavé dont le titre français joue sur les associations que j’évoquais plus haut, tandis que l’anglais (The Paying Guests) met l’accent sur ce qui pourrait être considéré comme un personnage essentiel de l’histoire : la maison où elle se déroule.

     

    Le roman en majesté

     

    Cette maison est celle de Frances et de sa mère, dans un quartier plutôt élégant du sud de Londres. La jeune femme sort d’une histoire d’amour compliquée avec Christina. Ses frères ont péri pendant la Première Guerre mondiale, laquelle vient de s’achever. Son père est mort il y a peu de temps après avoir gaspillé le patrimoine en spéculations hasardeuses. Pour pouvoir continuer d’habiter la vaste demeure, il faut y accueillir des locataires : ce seront Leonard et Lilian, un jeune couple… Ce dont on se doute bien que ça doit advenir arrive : liaison clandestine Frances-Lilian, meurtre de l’encombrant Leo ; après quoi le roman bascule dans une intrigue plus judiciaire que policière mais irréprochablement haletante.

     

    Et pourtant, 700 pages… Mes lecteurs habituels mesureront, venant de moi, l’éloge, quand j’aurai dit qu’il les faut bien. Ce qui révèle un tour de force, compte tenu du fait que tout se passe en quasi huis clos et au point de vue de la seule Frances. Mais Sarah Waters possède à fond l’art des temps forts et des temps faibles, connaît celui des rebondissements, sait ménager des gradations psychologiques pratiquement insensibles en leur subtilité. Bref, c’est le roman classique dans toute sa splendeur, à tous les sens que cette dernière expression pourrait prendre. L’arrière-plan historique (les bouleversements qui font suite à la guerre, dans les esprits et dans les mœurs) est bien là, précis sans devenir pesant. Comme toujours chez les Anglais, les différences sociales, finement dessinées, jouent un grand rôle. Le premier revenant, bien sûr, à la condition faite aux femmes.

     

    Morale revigorante

     

    Cela étant, on serait à la limite du pastiche s’il n’y avait, il faut bien le dire, les scènes de sexe. Car enfin on est en train de lire quelque chose qui pourrait, à peu de chose près, avoir été écrit au moment où se situe l’action, et voilà qu’on tombe sur : « Leurs ventres, leurs seins trempés de sueur glissaient l’un contre l’autre comme lubrifiés » ; ou encore : « La nudité ne leur suffisait plus : elle aurait voulu traverser la peau de Lilian, la posséder de l’intérieur, avec ses mains, ses lèvres, sa langue » ; ou enfin : « Mes ongles vous réclament. Les cheveux sur ma nuque se hérissent dès que vous apparaissez. Les plombages de mes dents se languissent de vous ». Ça fait un choc.

     

    Bien entendu, il s’agit de restituer au lecteur l’effet qu’aurait pu produire la découverte d’une telle relation dans le contexte de l’époque, le décalage entre le classicisme général et la soudaine crudité de certains passages matérialisant le scandale que peut représenter la sexualité féminine dans une société dominée par les hommes. Les deux héroïnes se débattent en effet sans cesse contre le poids de la norme sociale. Ce poids est d’abord celui des choses : dans ce roman d’une passion, il est question d’un chauffe-eau capricieux, d’un carrelage qu’il faut nettoyer au vinaigre (« Le savon laiss[e] des traces blanches sur les carreaux noirs ») ; des « taches d’un beau jaune et [des] frisottis roux et mouillés qui constell[ent] le rebord de la cuvette »… Frances entretient la fameuse maison, et ses tâches quotidiennes sont décrites avec une précision qui suggère qu’on est plus loin que le réalisme, aux confins d’un quasi fantastique chargé de sens. Ainsi le corps inerte de Leonard, péniblement descendu par l’escalier, semble la somme de toutes les pesanteurs auxquelles ses deux meurtrières tâchent désespérément d’échapper. Mais toute la subtilité du roman de Sarah Waters réside en ceci : pour mieux faire partager leur effort au lecteur, la narratrice, si ce n’est l’écrivaine, se bat elle-même contre des normes d’écriture romanesque auxquelles elle a choisi dans le même temps, et avec quel talent, de se plier, pour mieux les subvertir et les saper de l’intérieur.

     

    À cet égard, on appréciera notamment l’audace du « happy end » final, presque incongru dans ce genre de récits généralement empreints de fatalisme judéo-chrétien, et qui voit les deux rebelles accepter l’idée que, décidément, elles « ne peuvent pas » regretter quoi que ce soit. Amoralisme tranquille et plutôt réconfortant, par les temps qui courent. Ou par tous les temps.

     

    P. A.

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