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Autoportrait d’une danseuse, Florence Didier-Lambert (Éditions Rue Saint Ambroise)
Rue Saint Ambroise, c’est d’abord une revue, née en 1999 et qui vient de publier son numéro 50. C’est aussi une maison d’édition, laquelle se donne pour objectif d’« ouvrir de nouvelles perspectives à la littérature contemporaine à partir des acquis de la forme courte ». Rien de moins. Si la collection Les Meilleures Nouvelles (Fitzgerald, Lovecraft, Tchekhov, Woolf…) n’offre a priori rien que d’assez classique, Suites s’attache de plus près à remplir l’ambitieux programme annoncé plus haut. L’idée est en effet que le recueil de nouvelles constituerait une formule dépassée – ce qui est peut-être vrai ; et que, tandis que le roman peinerait à se renouveler, la forme courte serait plus adaptée au rythme de la vie moderne – ce qui, pour discutable, n’en est pas moins intéressant. Il s’agirait donc d’« allier la concision de la nouvelle et le foisonnement du roman » dans la suite.
« Suite de danses »
Exemple : Autoportrait d’une danseuse. C’est bien trouvé. Tout autoportrait, sous la continuité présumée d’un moi, ne fait peut-être jamais en effet qu’accumuler des fragments, qui sont autant d’instantanés arrachés au temps. Quand le cœur de la narratrice lui joue de bien mauvais tours, la condamnant pour un temps à l’inactivité et au repos, elle fait le projet de « réunir divers textes [qu’elle a] pu écrire sur [sa] vie de danseuse ». « Une suite de danses en quelque sorte ». Ou de… nouvelles, mais liées par une succession chronologique (parfois capricieuse) et par des textes de transition avec retour au présent de la maladie, du souvenir et de l’écriture. Nous voyons ainsi apparaître successivement l’enfant qui ne pouvait parler seule avec sa mère que pendant les trajets en voiture à la sortie de l’École de danse ; l’adolescente qui découvrait les garçons ; la jeune danseuse partant séjourner à New York avec une bourse, puis intégrant un groupe de danse contemporaine à l’Opéra de Paris, avant de rejoindre enfin la Compagnie classique.
Évidemment, on ne voit pas ce qui interdirait d’appeler cela roman, aujourd’hui que le roman est devenu ce trou noir qui absorbe toutes les autres formes littéraires. Mais au moins un tel texte contribue-t-il explicitement à mettre le genre dominant en question et en crise. Et, plus important, peut-être, c’est le sujet (humain) qu’il met en crise, avec l’image illusoirement cohérente que celui-ci se fait de lui-même.
Corps morcelé
Cet autoportrait est le récit d’un rapport au corps. Ce qui est un peu normal, s’agissant d’une danseuse – l’auteure elle-même, danseuse à l’Opéra de Paris pendant quinze ans, sait de quoi elle parle. Mais justement : on n’est jamais dans une hypothétique fusion de la sensation, du geste et de la musique ; la relation à soi en tant que corps est toujours placée sous le signe du décalage. C’est le corps se préparant à danser ou ayant dansé qu’on nous montre, ses « pieds écorchés, entourés de pansements, emmaillotés dans du coton ». Le corps livré à la médecine (« La cardiologue (…) a accroché les pinces aux chevilles, collé les pastilles, allumé sa machine »). Un corps « en bois », un « cube de chair », « pas assez féminin, pas assez rassurant » avec ses « hanches pointues comme des cailloux, un tour de taille droit et un buste plat comme une carte à jouer ».
C’est pourtant soi, cet objet problématique aussi bien pour soi que pour les autres. D’une telle contradiction naît un perpétuel déséquilibre, une « sensation de dérobement » que vient amplifier l’impression de mouvement permanent. Car notre danseuse court sans arrêt d’un lieu à l’autre, pour cause de tournées comme dans le théâtre lui-même : « série de couloirs et d’escaliers gris », « boyau jaune », « escalier à vis », l’Opéra-labyrinthe est la belle mise en abyme d’un texte qui traque le mirage de l’identité à travers les décrochements, les dérobades et les morceaux épars dont elle est faite.
P. A.
Tags : Florence Didier-Lambert, Autoportrait d'une danseuse, roman français, rentrée 2022, nouvelles, adolescence, enfance
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