• Une enfant de l’amour, Edith Olivier, traduit de l’anglais par Constance Lacroix (Mercure de France)

    pl.khanacademy.orgC’est un personnage comme l’Angleterre seule peut en engendrer… Père : pasteur anglican. « Il souhaitait que le cercle de famille demeurât aujourd’hui, demain et pour l’éternité, tel qu’il était hier », écrit-elle dans son autobiographie, citée par Hermione Lee, qui signe la postface. Dix enfants. Edith et sa sœur Mildred sont les deux plus jeunes. Un an après la mort de celle-ci, elle écrit Une enfant de l’amour. Paru en 1927, le livre est son plus grand succès et un grand succès tout court. Il est aujourd’hui traduit en français pour la première fois, par Constance Lacroix, dans une langue admirable d’élégance et de précision. Edith Olivier est l’auteure de quatre autres romans, d’un livre de cuisine, d’une biographie de Marie-Antoinette et de divers ouvrages. Elle fut aussi trois fois maire de Wilton, dans le Wiltshire, comté dont elle ne franchit que rarement les bornes.

     

    Planètes et légumes

     

    Agatha lui ressemble sans doute un peu. Mais en version enfant unique, et moins le père, mort avant le début du récit. Dans ses jeunes années, la jeune femme s’est inventé, c’est classique, une compagne imaginaire avec qui elle a longtemps tout partagé. Puis, à quatorze ans, moquée par sa gouvernante, elle a renoncé à ce jeu. Mais quand, à plus de trente ans, elle perd sa mère, plus rien ne lui interdit de le reprendre. Voici donc Clarissa, « le rayon qui [a] frappé son existence poussiéreuse »… Elle apparaît, à l’âge qu’elle avait quand elle a disparu (onze ans), d’abord par à-coups, avant de devenir bien réelle, aux yeux d’Agatha seule dans un premier temps, puis à ceux de tous.

     

    À partir de là, avec une rigoureuse simplicité, en s’interdisant tout romanesque parasite, la narratrice déroule les implications de son point de départ : il faut justifier l’existence de l’enfant aux yeux des autres, comme à ceux d’Agatha elle-même (« L’existence de Clarissa s’expliquait par la même loi que celle qui rendait compte de la présence des planètes dans le ciel et des légumes au potager ») ; il faut aussi la faire grandir, lui apprendre à lire, la baptiser, lui faire découvrir la musique et, enfin, à dix-sept ans, l’amour. Là, ça se gâte (« Elle reconnut immédiatement en David une émotion de même nature que la sienne. Il désirait, lui aussi, posséder Clarissa. Agatha fut remplie de haine »).

     

    Elfes et nymphes

     

    Tout cela apparaît d’abord comme une délicieuse fantaisie poétique, fruit d’une imagination typiquement insulaire : sans parler de l’humour, du thé, des presbytères, Clarissa est de ces enfants-elfes que la littérature britannique affectionne. Il y a en elle du Peter Pan lorsqu’elle bondit dans les plates-bandes du jardin d’Agatha, pleine d’ « espièglerie triomphante ». Plus tard, quand sa « silhouette pâle se dress[e] telle celle d’une nymphe au milieu de la forêt miniature des joncs, pointés vers le ciel comme autant d’épées vertes », elle ressemble à une peinture de Burnes ou de Rossetti. Le jeu auquel elle et celle qui l’a suscitée par son seul amour se livrent en permanence est celui des enfants sages d’autrefois, qui vivent en imagination « des aventures palpitantes », « dans un univers sans limites, peuplé d’une foule d’êtres de leur choix ».

     

    À y regarder de plus près, cependant, cette affaire de double a quelque chose de bien inquiétant et aurait pris, à n’en pas douter, au temps du romantisme allemand, des teintes fort noires. Car toute l’histoire est au fond avant tout un long et douloureux portrait d’Agatha. Clarissa fait ce qu’elle n’a pas fait, lit les livres qui lui étaient interdits, veut apprendre à jouer au tennis et à conduire une voiture. Et le roman fait impitoyablement jouer jusqu’au bout un mécanisme psychologique complexe et mortifère : Agatha a besoin d’inventer Clarissa pour s’ouvrir au monde extérieur ; mais qu’elle ait besoin d’un tel détour pour s’y ouvrir est le signe même du refus désespéré qu’elle oppose audit monde — d’où le finale déchirant, qui rompt avec l’atmosphère apparemment légère de l’ensemble.

     

    Mais en cette Agatha démiurge, qui préfère l’impossible au point de le faire exister, puis de le sacrifier, comment ne pas reconnaître une poignante image de l’artiste ? Et dans ce livre faussement limpide, une ode vibrante et tourmentée à la littérature ?...

     

    P. A.

     

    Illustration : Edward Burne-Jones, King Cophetua and the Beggar Maid, 1884

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