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Titus n’aimait pas Bérénice, Nathalie Azoulai (P.O.L)
À l’heure où j’écrivais cet article il était encore très possible qu’elle ait le Goncourt. Pour finir, elle n’a eu que le Médicis. Un prix, quoi qu’il en soit, à la fois significatif et paradoxal. Pour une part, bien dans l’air d’un temps étrangement fasciné par les grands classiques et, à travers eux, qu’on le veuille on non, par l’institution scolaire. Représentatif, aussi, de ce souci obsédant d’inscrire sa vie dans d’autres vies, fameuses, si possible, qui s’exprime à travers tant d’œuvres dont des gens connus sont les héros. Et, en même temps, n’y a-t-il pas quelque anachronisme à couronner un livre qui, sur des pages entières, fait hésiter ses personnages quant à la traduction d’un vers latin, à l’heure où la langue de Virgile s’apprête à disparaître de l’enseignement secondaire ? Le ministère de l’Éducation nationale serait en droit de protester. Sans compter que consacrer un roman au plus notoire auteur d’alexandrins tient de la gageure à une époque où pratiquement plus personne ne sait en dire un correctement.
Masculin/féminin
C’est déjà quelque chose, ces contradictions et ces paradoxes. Quel que dût être le verdict final de nos jurys, ça encourageait à y aller voir de plus près. On m’avait décrit Titus n’aimait pas Bérénice comme un entrelacement de la vie de Racine et du récit d’un amour malheureux vécu par un personnage contemporain, probablement la narratrice. Au début, j’attendais en m’impatientant cette alternance. Puis, quand elle a eu lieu, je me suis réjoui qu’elle ne soit que ponctuelle. « Titus ne peut pas quitter Roma » et ses enfants, la pauvre Bérénice s’accroche en vain à son portable… Oublions. Retenons seulement l’idée justifiant que l’auteur de Bérénice (la tragédie) prenne toute la place : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée. C’est absurde, illogique, mais elle devine en Racine l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin, rocher de Gibraltar entre les sexes ».
Le verbe plaire
Donc, un roman biographique, comme on dit à présent, dont le héros est Jean Racine. Très documenté, très précis, notamment sur les débuts jansénistes. On suit pas à pas la vie du grand homme, sans noms de famille, snobisme charmant de normalienne (Boileau est tout simplement Nicolas, ainsi de suite). L’existence de Jean progresse par cercles concentriques depuis le « rond » de Port Royal. On le voit passer du latin au français, puis aux vers, découvrir sa propre ambition (« Le verbe plaire entre dans son vocabulaire »), les femmes, les actrices, Du Parc et Champmeslé. On suit les échelons de la carrière et enfin la mue du poète en historiographe du roi. Tout cela serait linéaire, un peu répétitif, scolaire, pour le dire d’un mot, si le livre tout entier n’était pas habité par deux grands thèmes qui en font toute la force et l’originalité.
Le premier, c’est la langue. Nathalie Azoulai a l’immense mérite de ne mettre au cœur des préoccupations de son héros ni l’amour ni, le Ciel nous en préserve, l’émotion, mais la passion du français, qui a « ce que les autres [langues] n’ont pas, ce lit de voyelles rocailleuses que les hiatus révèlent dans les vers comme l’été dans le fond des rivières ». Comparaison bancale, mais passion dévorante, qui va jusqu’à l’identification complète : « De cette nation, il sera la langue ». D’où la seconde idée, laquelle donne leur intensité aux moments où le plus grand poète de son temps rencontre le plus grand des rois : celle d’une complicité, voire d’une complémentarité entre le pouvoir absolu du monarque et la pureté extrême de la langue forgée par celui qui cherche par là à « donner à son règne l’éclat du diamant ».
Monuments nationaux
On n’est donc, une fois n’est pas coutume, ni dans le fantasme romantique de l’expressivité ni dans le mythe du poète artisan. Nathalie Azoulai attribue à son Racine la volonté pleinement assumée de dire l’inouï. Elle le montre tournant obsessionnellement autour de ce qu’il sent être sa propre vérité et qui lui échappe, « cette tonalité qui commence à gagner ses vers », ce « troisième niveau » qu’il ne parvient pas lui-même à définir, « comme privé de toute parole articulée », cette « violence dont il est capable » et qui a rapport, comme l’auteure le suggérait au début, avec la différence des sexes. Pour avoir montré notre dramaturge national poursuivant avec acharnement ce vide toujours dérobé, Nathalie Azoulai, malgré ses maladresses, aurait bien mérité notre prix national.
P. A.
Tags : Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice, roman français, rentrée 2015, Racine, prix Médicis, prix Goucourt
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