• Summer Mélodie, David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois (Belfond)

    www.lepoint.frLe roman de David Nicholls est placé sous l’invocation de Shakespeare par son titre anglais, Sweet Sorrow (1), et de Carson McCullers par l’exergue de sa première partie, extraite de Frankie Addams. Cette double référence résume le sujet : le grand amour, mais aux jours d’aujourd’hui — ou peu s’en faut : on n’est pas dans les années 1940 mais, quand même, en 1997. Elle indique aussi le thème : l’adolescence, sous tous ses angles, entre exaltation et ennui, découvertes multiples et impression de surplace — celle qui accablait Frankie dans le livre de l’écrivaine américaine.

     

    Tout cela, dira-t-on, a tellement été fait… Oui, mais on ne s’en lasse pas. En tout cas, moi, je ne m’en lasse pas, ce n’est un secret pour personne parmi les habitués de ce blog. Et, d’autre part, le charme du gros livre de l’auteur britannique repose en grande partie sur la conscience qu’il a de raconter une vieille histoire, ou, pour le dire comme un de ses personnages, sur le sentiment où il plonge son lecteur d’écouter une chanson pop très aimée jadis.

     

    Le plus bel âge de la vie ?

     

    Donc, Charlie a seize ans. Il vient de rater les examens qui lui auraient ouvert les portes du lycée. Ses parents sont séparés, il s’apprête à passer seul avec son père dépressif un de ces longs étés si navrants à cet âge. C’est curieux, ces étés lumineux de certains grands romans anglais, d’éducation surtout, tel l’admirable Messager de L. P. Hartley (voir ici) — sans parler d’Alice. Summer Mélodie n’atteint pas ces sommets, mais c’est quand même un livre lumineux, qui parle d’un été lumineux. Au cours de ses vagabondages à vélo dans les environs de sa petite ville, Charlie tombe sur Frances. Et Frances participe, dans une espèce de château, aux répétitions d’une troupe de jeunes amateurs qui montent Roméo et Juliette. À partir de là, tout se déroule, d’une certaine manière, comme prévu. C’est pour Fran, pas pour Shakespeare, que Charlie, quoique en renâclant, se lance à son tour dans l’aventure. Elle ne fera pas de lui un acteur mais elle l’amènera à s’ouvrir un peu aux autres et, surtout, lui permettra de vivre, pleinement, son premier amour. Double expérience qui, l’arrachant à sa classe sociale et à son monde, le projette au seuil de l’âge adulte.

     

    Donc, décidément, roman d’éducation. Charlie, jusqu’alors, n’avait que des copains de beuverie, et peinait à imaginer « un monde où l’amitié ne s’exprimerait pas qu’en rotant à la tête de quelqu’un ». « J’avais seize ans », nous dit-il, vingt ans plus tard. « Des gens ont rédigé de véritables hymnes sur cette période de la vie. N’avais-je pas le droit de connaître les joies, les plaisirs et l’irresponsabilité propres à cet âge, plutôt que la peur, la colère et l’ennui ? ». Seulement, voilà : on n’est pas tout à fait chez Shakespeare. On est dans une famille disloquée de l’Angleterre après Thatcher, Charlie « détest[e] » sa mère tout en souhaitant son retour, craint « que son père ne soit suicidaire », vole « de l’argent et des verres » dans la station-service où il travaille et « rest[e] éveillé la nuit, effrayé par un avenir qu’[il] ne parv[ient] pas à imaginer ».

     

    La langue est un muscle

     

    Le portrait et la métamorphose de ce sombre héros sont le fil conducteur du livre, et le prétexte au tableau que celui-ci brosse d’un âge où se mêlent puérilité, snobisme, innocence et perversité. Le tout dans un heureux mélange de tendresse, de précision documentaire, d’humour déromantisant (premier baiser : « Je ne m’étais jamais autant rendu compte que la langue était un muscle, un muscle puissant et sans peau (…). En tentant de se défendre face à celle de Sharon, la mienne avait été entraînée dans une lutte au corps à corps — on aurait dit deux ivrognes qui, se croisant dans un couloir, auraient chacun voulu pousser l’autre pour avancer »).

     

    « Hymne » à l’adolescence plutôt qu’à l’amour, contrairement à ce que le narrateur prétend dans un finale peut-être un peu longuet. Mais ce qui fait que ce roman d’environ 400 pages échappe au cliché, c’est, paradoxalement, sa volonté de tout dire, avec minutie, dans le moindre détail : gestes, mots, états d’âme… Si une vraie émotion naît de cet hyperréalisme même, c’est qu’il ne contourne pas la fascination mais, au contraire, s’y fonde — dans une démarche que confirme le regard permanent et rétrospectif du narrateur adulte. Et cet effet est renforcé par le refus, autre séduisant paradoxe, du romanesque. Scénariste à ses heures, David Nicholls n’a pas écrit là un scénario : à peine une vague péripétie, des rebondissements trompeurs… L’intérêt n’est pas là.

     

    Le songe d’une nuit d’été

     

    D’ailleurs, tout est déjà écrit, sinon joué. La pièce de Shakespeare est sans arrêt présente, d’une présence légère, cependant, qui donne à tout le roman le caractère d’une reprise souriante et nostalgique, loin des facilités du pastiche. On ne s’aperçoit qu’à peine que le récit est ponctué de fêtes initiatiques rappelant la fameuse nuit chez les Capulet. L’allusion au dialogue d’où le titre est tiré reste quasi subliminale (« — Bon, ça suffit. À lundi. — À lundi. — Salut. — Salut. Bye ! »). La tragédie fameuse devient une comédie, tout aussi shakespearienne, où le mélange des tons (« Dire qu’on pisse maintenant l’un à côté de l’autre. Quel mélange de sophistication et de grossièreté ») renvoie autant au dramaturge élisabéthain qu’à l’âge indécis qu’il fut un des premiers à peindre.

     

    Nul besoin d’être aussi sensible que moi aux charmes de cet âge tant chanté pour comprendre qu’une histoire faussement éculée donne ici un gros livre vraiment subtil. Par l’élégance avec laquelle il joue et déjoue les stéréotypes, par l’adresse funambule dont il fait montre en désignant tous les défauts dans lesquels il pourrait tomber s’il voulait s’en donner la peine — mais il aime mieux pas : un bien gracieux tour de force, en vérité.

     

    P.A.

     

    (1) « Parting is such sweet sorrow / That I shall say goodnight till it be morrow”, Roméo et Juliette, II, 2

     

    Illustration : Roméo et Juliette, film de Franco Zeffirelli, 1968

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