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Pour qui je me prends, Lori Saint-Martin (L’Olivier)
Disparue brusquement à soixante-trois ans en 2022, Lori Saint-Martin ne s’appelait pas comme ça. Elle écrivait en français, quoique née dans une région du Canada anglophone – dans une petite ville, elle qui, installée ensuite à Montréal, ne manquerait pas une occasion de hanter Paris, Madrid ou Berlin. Issue d’une famille ouvrière, elle était en effet devenue universitaire, traductrice et écrivaine.
Transfuge de langue
En somme, une transfuge de classe. Une de plus. Mais avec cette originalité que l’évasion, dans son cas, a emprunté le chemin de la langue : « J’ai voulu quitter l’anglais parce qu’il y avait trop de choses que je ne pouvais pas dire », écrit-elle. « Aujourd’hui, je vois que ces impossibilités étaient liées à ma classe sociale et à ma famille, mais à l’époque je les mettais sur le compte de la langue anglaise elle-même ». Dès l’âge de dix ans, donc, la jeune Lori décide de « devenir francophone » pour échapper à un déterminisme social qui prend dans son esprit une forme linguistique. Et elle accomplira, avec une énergie et une ténacité étonnantes, ce programme. « Chaque nouvelle langue crée de la place, agrandit votre demeure, ouvre des voies jusque-là inimaginables », note-t-elle. Aussi, possédée par le désir d’échapper décidément à l’étroitesse d’un destin annoncé et d’accéder à des horizons qui auraient dû lui rester fermés, ajoutera-t-elle au français d’autres langues : l’espagnol, puis, dans ce qu’elle voit comme un paradoxal retour à des sources enfouies, l’allemand. Car Kitchener, sa ville natale dans l’Ontario, s’est longtemps appelée Berlin, et ses ancêtres, dans « les années 1860, 1870 », « venaient d’Allemagne, ou plus précisément d’Alsace-Lorraine » – formulation cavalière qui traduit une connaissance pour le moins approximative de l’Histoire et de la géographie, mais passons.
La hargne et après
Dans ce livre, qu’elle a publié, pour la première fois, chez un éditeur hexagonal, l’écrivaine canadienne se proposait de raconter la quadruple rupture autour de laquelle s’est construite sa vie. Que voulait-elle en faire ? Au début, le ton est d’une hargne hautement réjouissante : « Je voyais les miens comme des ennemis. C’étaient eux ou moi. Ce serait moi » ; « J’ai sauté de l’arbre familial, feuille détachée, lignée brisée. Je me suis découpée de ma photo de famille pour y laisser un trou ». C’est le ton de l’adolescence, qui fait l’objet du plus long et du meilleur chapitre. Relisant ses anciens journaux intimes, Lori Saint-Martin brosse d’elle-même à l’âge du lycée un portrait cruellement empathique : « J’ai honte de mes parents et je trouve ça très original » ; « Elle [la jeune Lori] fait des auditions pour le rôle de sa vie : Personne Nouvelle »… « Elle était grosse, je serais maigre. Elle avait quitté l’école jeune, je ferais de longues études. Elle s’était mariée et avait eu des enfants, je resterais libre » : il s’agit de sa mère, bien sûr. Toute la rage et la passion de rejet qui anime notre petite rebelle se cristallisent autour de la figure maternelle, avec une violence qui n’est plus dans l’air sentimental de notre temps.
Cependant les titres des chapitres évoluent. On passe de Le nom sale ou L’exil à domicile au plus anodin Le miroir des langues ou à Ils vivent en moi, tout un programme. La tonalité et le projet se modifient aussi, pour en venir à : « Je rends hommage – et peut-être une forme de justice – à mes parents » ; « J’avais refusé la transmission. Changé de nom. Brisé la lignée. Détruit la continuité. Rêves de jeune fille (…) qui ne sait pas encore qu’elle va vieillir ». La mère finit en femme « douce » et aimante, bref, le texte teigneux et mal-pensant que paraissait promettre le titre et qu’on se réjouissait de lire vire peu à peu au livre consensuel et passablement autosatisfait – tant l’auteure, et à de multiples reprises, se félicite d’avoir si bien réussi son évasion et sa vie en général.
L’écriture, bien sûr, change également. Les formules nerveuses et entières (« Je n’ai jamais été chez moi chez moi » ; Je suis une exilée inversée ») font place à de longues considérations sur les vertus du bilinguisme, d’une originalité discutable et assez platement énoncées.
Résultat de ces hésitations : un livre, et ce pourrait être son point fort, qu’on peine à classer. Ce n’est pas un récit, ni vraiment un discours ou une de ces conférences dont l’auteure était, nous apprend-elle, devenue coutumière. Au total, cela tient plus de la causerie que de l’essai : Lori Saint-Martin nous parle, dans un certain désordre et avec les ressassements qu’affectionne l’oral, sans que pourtant ses phrases présentent de marques d’oralité. Sa tentative est à ajouter au dossier de ces nouvelles formes d’interventions, censément littéraires, qui rejettent cependant non seulement la fiction mais même la narration, préfèrent la généralité à l’anecdote et la confidence toute simple à la violence dramatique de l’aveu (voir ici et ici) . Innovations intéressantes, dont on avouera qu’elles ont tendance à susciter pour le moment plus de curiosité que d’adhésion.
P. A.
Illustration : Kitchener (Ontario)
Tags : Lori Saint-Martin, Pour qui je me prends, roman canadien, Québec, enfance, adolescence, rentrée 2023
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