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Les Oracles, Margaret Kennedy, traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel (La Table Ronde/Quai Voltaire)
Le Festin (1) se terminait par un cataclysme. Une falaise s’effondrait, ensevelissant et punissant les personnages chargés d’incarner dans le roman les sept péchés capitaux. Dans ce roman-ci, paru dans sa version originale en 1955, le cataclysme se produit au début. Il est plus modeste… Un orage, lointain écho de la guerre encore récente (« C’était pire qu’un raid, disaient certains ») vient s’abattre sur la petite ville de Cornouailles qui servira de décor à l’action. « Au vu des forces colossales qu’il [a] convoquées, tous s’accord[ent] à penser qu’il [va] se passer quelque chose quelque part ».
Snobs et bouseux
Et, en effet… La foudre frappe une vieille chaise de jardin, faisant d’elle un objet bizarre. Or, ladite chaise servait aux jeux d’un groupe d’enfants. Et ces enfants, issus de diverses unions, vivent dans le foyer bohème, recomposé et précaire du sculpteur Conrad Swann, qui intrigue, fascine et choque les autochtones. Terrifiés par l’objet, auquel ils prêtent des pouvoirs mystérieux, les gamins l’enferment dans l’appentis où l’artiste entrepose ses œuvres. Circonstance aggravante : ce même artiste, en proie à une crise psychique compliquée d’amnésie, disparaît dans la nature environnante. Les « oracles » qui l’entouraient et prétendaient veiller à ses intérêts, au premier rang desquels Martha Rawson, « petite femme résolue au sourire carnassier » sûre d’être « née pour mener le monde », ont seuls la parole. Persuadés que l’étrange structure métallique est la statue d’Apollon à laquelle Swann était censé travailler, ils se mettent en tête de la faire acheter par la municipalité. Mais « il faut gérer tout cela avec doigté », vu que, dans la commission qu’il s’agit de convaincre, « le premier bouseux venu pense que son avis compte »…
Cette histoire de fausse statue fournit la colonne vertébrale de ce qui, disons-le tout de suite, n’est pas une satire de l’art moderne : Swann, personnage sincère et singulier, est loin d’être antipathique, et une de ses œuvres (authentique, celle-là) sera décrite comme une création d’une vraie puissance. S’il y a satire, elle vise le snobisme des prétendus connaisseurs en mal de pouvoir, qui n’ont que mépris pour l’ignorance des « provinciaux » ; en même temps que, dans un habile jeu à double détente, la province anglaise elle-même et son étroitesse d’esprit. L’écrivaine britannique s’attaque à cette double cible avec l’humour, l’ironie parfois féroce et la justesse de trait qu’on lui connaît, depuis surtout que La Table Ronde a entrepris de nous la faire redécouvrir.
Bons orages
L’orage et son émanation maléfique, « la Chose » (la chaise), mettent en crise une micro-société dont ils révèlent les ridicules, les mesquineries, les égoïsmes – parfois, les générosités. Ces deux points de départ ne sont au fond qu’un prétexte à une formidable comédie, aux multiples personnages, où la vivacité des scènes dialoguées s’ajoute à l’astuce jubilatoire des imbroglios. Plusieurs histoires s’y entrecroisent. La principale est celle d’un couple pour lequel la tempête initiale prend tout son sens métaphorique. Dickie est un jeune notaire « modeste et bien élevé, souffrant toutefois d’un excès de matière grise dont il n’[a] pas l’air de savoir quoi faire ». Il aime vraiment l’art, la littérature, « [s’]ennuie à mourir » dans sa charge, dans sa petite ville, ainsi que dans son mariage avec la charmante Christina, laquelle serait « entièrement digne d’admiration, sans cette autosatisfaction naïve qui [peut] la rendre insupportable ». Elle déplore les « errements prétentieux » de son époux, souffre de la condescendance dont il fait parfois preuve à son égard, mais sait se défendre. Tous deux manquent se séparer, puis, en définitive, échappent au naufrage : « Leur union, que l’amour n’irriguait plus, devait survivre grâce à la bonté, à la compassion et à la tolérance réciproque » ; « Ils ne se comprendraient jamais bien l’un l’autre mais c’était préférable ».
Comme dans Le Festin, comme dans Divorce à l’anglaise (2), la dimension morale est centrale dans ce roman. Morale sans moralisme et sans optimisme, mais aussi sans désespoir systématique et formaté. Une porte reste toujours ouverte sur l’avenir, et si un personnage affirme : « Les gens ne changent pas », un autre est là pour lui répondre : « Si, ils changent tout le temps ». Margaret Kennedy explore une zone qu’on hésite à qualifier de grise tant son univers est dynamique et, au contraire, coloré. Personne cependant n’y a jamais tous les torts ni toutes les vertus. Et personne n’en sort indemne.
… Sauf les enfants. S’ils sont cette fois moins directement présents que d’habitude, ils se tiennent en permanence dans un arrière-plan d’où ils émergent de temps à autre pour des interventions d’une drôlerie et d’un naturel étincelants. Puis ils retournent dans leur monde, depuis lequel, en toute inconscience, ils déclenchent les aventures des adultes, mouvementées mais non exemptes d’une forme de justice indirecte. Si l’orage a été, en définitive, plutôt un « bon orage », qui a « vraiment fait du bien », c’est grâce à eux. Organisateurs innocents, ce sont bien eux les vrais artistes.
P. A.
(1) 1950, republié par le même éditeur en 2022 – voir ici
(2) 1936, republié par le même éditeur en 2023, dans une version française due à la même traductrice, voir ici
Tags : Margaret Kennedy, Les Oracles, roman anglais, enfance, 2024
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