• Le Tumulte, Sélim Nassib (L’Olivier)

    journals.openedition.orgQui, pourvu qu’il en ait l’âge, ne se souvient des articles quotidiens qu’il envoyait de Beyrouth assiégée, et qui paraissaient dans Libération, pendant la guerre du Liban, en 1982 ? Journaliste, Sélim Nassib est aussi l’auteur de romans et de récits, ayant tous plus ou moins pour cadre et pour objet ce Moyen-Orient qui est au centre de sa vie – même si celle-ci se déroule à présent à Paris. Ce livre-ci, comme les autres, est écrit par quelqu’un qui a vu de près ce dont il parle. Mais ce n’est pas un livre de journaliste. C’est l’œuvre d’un écrivain, sans doute un des plus beaux romans de cette rentrée littéraire et, sans conteste, un des plus poignants.

     

    Qu’est-ce qui fait la force émotionnelle de ce gros volume, dont on dévore les 400 pages sans les voir passer ? Le sujet, inévitablement. Même sans être arabe, juif, directement concerné d’une manière ou d’une autre, personne ne peut se sentir complètement indifférent aux multiples conflits moyen-orientaux, à l’existence d’Israël, au drame palestinien, au martyre libanais… Cependant, s’il n’y avait que le sujet, ça ne suffirait pas. Sélim Nassib parvient à le lier étroitement et constamment à l’histoire personnelle d’un individu qui lui sert de narrateur et, bien sûr, lui ressemble beaucoup.

     

    Pâtisserie et revolver

     

    Il s’appelle Youssef Hosni. Son père est né à Bagdad, sa mère à Alep, il possède un passeport iranien, tous trois sont francophones, juifs, et vivent à Beyrouth, au Liban, « un non-lieu ». La première partie raconte l’enfance de Youssef, vouée à la sensualité, entre les mains de ses tantes, « grand corps féminin aux doigts indistincts », comme dans les immenses pâtisseries arabes, « temple[s] où l’on vénère le doux, le sucré, le délicieux ». Mais placée aussi sous le signe de la perplexité, dans ce monde contradictoire que résume la comédie des accents : « L’accent chrétien-libanais ne ressemble pas à l'accent musulman libanais », « celui des chrétiens du Sud est différent de celui des musulmans du Sud, tout en étant distinct de celui du Centre ou du Nord »… « Mais nous, quand on parle arabe, quel est notre accent ? – L’accent juif ». Lequel est « un peu syrien, il faut reconnaître ». La rue est un lieu attirant et inquiétant, « qui enseigne toutes les mauvaises choses », le voisin chrétien cache un revolver sous son matelas, et le jeune Youssef est parfois pris d’accès de violence incontrôlés quand il est confronté à ceux qui lui paraissent « si étrang[ers] » – la jeune domestique kurde, le seul Arabe de sa classe à l’école de l’Alliance israélite.

     

    Dans la deuxième partie, on le retrouve douze ans plus tard. Il ne veut plus être juif (« Ça suffisait comme ça ») et a rejoint « une autre tribu », celle des étudiants gauchistes dénonçant la guerre du Vietnam et luttant pour la « démocratisation de l’enseignement », « la justice sociale », ainsi que, sans trop le dire, « la cause palestinienne ». Un séjour en prison, bref mais dantesque, lui fait découvrir « le monde du dessous » et un pays au bord de l’implosion.

     

    Beyrouth et après

     

    Troisième partie. 1982. On en vient au cœur incontournable du sujet, lequel occupera toute la seconde moitié du livre : le siège de Beyrouth-Ouest encerclée par l’armée israélienne et les phalangistes chrétiens. Toujours tel que Youssef l’a vécu. Après des années d’exil à Paris, « quand la nouvelle de l’invasion israélienne est tombée », il a « senti qu’il devait y aller ». L’y voici, dictant, sous les bombes, ses reportages au téléphone, prenant de l’héroïne pour tenir, assistant à la montée de la violence et à celle, plus souterraine, de l’islamisme. Jusqu’au dénouement, au nouvel exil des Palestiniens de l’OLP, au départ de Youssef, sur le même bateau qu’Arafat, pour Athènes, au bilan final : « La guerre est perdue (…) pour tous », les Israéliens et les Libanais comme les Palestiniens.

     

    Tout est là, précis, clair, d’une accablante exactitude. Mais sans idéologie ni manichéisme, sans analyses, sans conversations politico-philosophiques à la Malraux – auquel on pense pourtant comme à un grand modèle lointain. Toute la place est laissée à la fluidité et à l’énergie de la narration, aux dialogues justes sans réalisme de commande, aux personnages : Rocco, l’ancien cancre devenu révolutionnaire, Fouad, l’ancien Arabe de service devenu avocat et ami, la belle Jana, la jeune Hyam, virevoltant feu follet pris au piège de la guerre.

     

    Les situations et l’atmosphère font l’intensité du texte. Et l’atmosphère, c’est d’abord la guerre, justement, peinte sans fascination complaisante mais sans cacher non plus « cette chose inavouée qui palpite de plaisir devant [le] côté sauvage et dangereux », quand « marcher sur le fil du rasoir est une jouissance ». Et puis, bien sûr, il y a Beyrouth. Chatoyante dans la paix, toujours fascinante avec ses « bâtiments rendus lépreux par plusieurs couches de mitraille » et ses « chaussées couvertes de gravats et de débris » ; avec ses nuits hallucinées, que notre héros parcourt dans une obscurité complète, en proie à « l’impression d’être une bulle de lumière ».

     

    Si ce livre est un grand livre, c’est parce qu’il ne cherche jamais à déborder le cadre géographique auquel il se voue, ni la question qui est son unique objet : celle de l’identité, libanaise, d’abord, moyen-orientale ensuite. Ce détour par l’extrême incarnation est justement ce qui lui permet de parler à tous, et de l’identité en général. Le portrait qu’il fait d’une région du monde en morceaux est aussi notre propre portrait. Si vrai.

     

    P. A.

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  • Commentaires

    1
    selimNassib
    Mercredi 28 Septembre 2022 à 10:55

    Merci Pierre Ahnne pour ce magnifique hommage

    Ce que j'ai voulu dire est donc arrivé à destination

    Cela donne du courage

    Merci encore.

    Sélim Nassib

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