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Le jour où mon grand-père a été un héros, Paulus Hochgatterer, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine (Mercure de France)
« Le temps est si beau et si chaud que l’on peut sortir en blouse sans manches. Le pas-d’âne est encore en fleur, le pissenlit commence tout juste, et les premiers bourgeons des forsythias s’ouvrent. C’est le début de la période jaune… » On est au printemps, donc, et tout pourrait se passer comme dans un roman rural et bucolique. On est dans une ferme, quelque part en Autriche. Il y a là le fermier, Jakob, « capable de dire dès l’Épiphanie le nombre de jours de gel dont l’orge d’hiver a encore besoin » ; son frère, Laurenz, qui, « trop impie pour être prêtre et trop impatient pour être instituteur », est devenu « un valet de ferme (…) qui lit des livres » ; sa femme, Barbara ; leurs cinq filles. Plus une : Nelli, « Souabe du Danube », apparue un jour « comme un fantôme » en « veste de travail bleu foncé », « muette et toute sale ».
D’autres personnes encore vivent à la ferme : un chauffeur d’autobus et sa femme, dont la maison « a été endommagée par le souffle de la bombe qui a explosé dans la maison voisine » ; Mikhaïl, prétendument Souabe du Danube lui aussi, mais plus probablement prisonnier russe évadé — et, par ailleurs, « peintre suprématiste ».
Un monde en miettes
Car on n’est pas dans un roman rural et bucolique, la nature et la terre ne sont pas ici les vrais sujets. Le printemps est bien là, mais c’est le printemps 1945. Vienne est « pratiquement aux mains des Russes », tandis que « de l’autre côté les Américains sont en Haute-Autriche depuis longtemps ». Pourtant, certains croient encore en la victoire du Reich. Comme le lieutenant de la Wehrmacht surgi dans la ferme ex abrupto, avec deux caporaux et trois soldats…
Le monde est en morceaux, et le chaos y règne. Mis à part les fermiers, personne n’est vraiment à sa place ni ne sait vraiment d’où il vient. Nelli, avec le « dommage de guerre » dont elle souffre et qui a effacé tous ses souvenirs, avec son étrange obsession pour les martyrs (surtout sainte Lucie, à qui on arrache les yeux »), est l’incarnation de ce bouleversement général. C’est pourtant à ce personnage de « fille qui aime bien écrire » que l’écrivain autrichien Paulus Hochgatterer, romancier mais aussi psychiatre pour enfants, confie le soin de la narration. Celle-ci s’en trouvera doublement gauchie : par la vision d’une enfant de 13 ans, et d’une enfant à qui les événements dont elle a sans doute été le témoin confèrent à la fois une lucidité spéciale et une impossibilité de la laisser s’exprimer librement.
Il faudra lire entre les lignes, semées d’allusions, de non-dits ou, plutôt, de demi-dits. Nelli est-elle « la fillette » couchée dans « un train qui a déraillé », « couverte par d’autres personnes » ? Qui est Isolde, la modiste ? Pourquoi laisse-t-elle le pharmacien, membre de la SA, abuser d’elle en échange de médicaments, destinés à qui ?
Chevaux de feu
Car la construction du livre exprime aussi le désordre qui règne dans les esprits et dans les faits. Le discours de Nelli est coupé par des chapitres à la troisième personne dont on ne verra qu’après coup le rapport avec le récit principal, dans lequel il est parfois question de ce qu’ils racontent. « C’est une histoire à part (…), qui n’a rien à faire ici », s’écrie à un tel moment l’un des personnages, mettant ainsi en abyme ce roman tout en ruptures seulement apparentes. Tout, en effet, a ici « à faire » avec tout. Les récits intercalés racontent des histoires dont on nous expose au conditionnel le dénouement attendu et tragique, avant de les montrer se terminant inopinément bien. C’est qu’à chaque fois est intervenu « un héros ». Anonyme, comme la « jeune femme en veste bleue » dont nous seuls, lecteurs, savons le nom, ou comme Isolde, dont nous seuls entendons ce qu’elle dit à l’oreille du pharmacien s’apprêtant à présider au lynchage d’un pilote américain fait prisonnier. L’héroïsme du titre est discret, sobre et, c’est le cas de le dire, à ras de terre. « Le jour où Jakob Leithner a été un héros a commencé par le fait que sa femme a peint des œufs » pour Pâques. Le héros principal, dans cette histoire semée de décrochements et de chausse-trappes, est celui auquel on ne s’attendait pas.
Il remet de l’ordre dans le monde. Le peintre suprématiste aussi, à sa manière. Le tableau qu’il transporte avec lui, roulé, et dont il n’est sans doute pas l’auteur, n’est pas, comme l’ont craint un instant ses hôtes, « un bazooka ». Cependant on y voit des chevaux orange qui « brillent comme cent trains de pétrole en feu ». La lumière qu’ils diffusent éclipse celle de la guerre. Elle produit le même effet que les actes des êtres justes.
P. A.
Illustration : Gianbattista Tiepolo, Dernière Communion de sainte Lucie, 1746, détail
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