• La Vie Nouvelle, Tom Crewe, traduit de l’anglais par Étienne Gomez (Christian Bourgois)

    www.pinterest.deEn dépit de ce que j’avançais dans mon article consacré aux dernières Tendances automnales, le roman biographique a encore de beaux restes. Quoique, à propos de La Vie Nouvelle, on puisse se poser la question : est-ce un roman biographique ?

     

    L’auteur, dans sa Postface, indique, et l’expression est à prendre en compte, que ses héros sont « librement inspirés de John Addington Symonds (…) et de Havelock Ellis ». Rappelons que le second (1859-1939), médecin britannique, est un des fondateurs de la sexologie et l’auteur de monumentales Études de psychologie sexuelle. Le premier (1840-1893), poète et critique littéraire, écrivit notamment sur la Grèce antique, Michel-Ange et, surtout, Walt Whitman. Tous deux composèrent ensemble, au début des années 1890, un livre intitulé Sexual Inversion, lequel ne fut publié qu’en 1897, après la mort d’un des auteurs.

     

    Comme son modèle, le « Henry Ellis » de Tom Crewe est timide, marié à une femme nommée Edith et préférant les femmes, sa propre sexualité problématique penchant du côté de l’ondinisme. « John Addington », comme le vrai Symonds, est, quoique homosexuel, marié et père de trois filles. C’est son désir de défendre la cause de ceux qu’on nomme alors les « invertis » qui le pousse à prendre la plume en collaboration avec un médecin hétéro, lui-même incité à le faire par son intérêt pour les questions sexuelles en général. Tous deux, dans leurs démêlés avec la justice, seront enfin défendus au nom de la liberté d’expression… Ce triple malentendu occupe l’essentiel de la seconde moitié du livre de Crewe.

     

    Débats d’époque

     

    Mais les vrais Symonds et Ellis ne se sont jamais rencontrés, se bornant à correspondre. Dans le roman, où leurs points de vue alternent au fil des chapitres, ils se complètent et s’opposent au contraire en de longs face-à-face. Ce roman est bien un roman, écrit, comme le dit aussi son auteur, « avec de pures intentions de romancier ». Certes, l’écrivain trentenaire, qui revendique la qualité d’« ex-historien », restitue les débats d’une époque, sur l’homosexualité (« le sexe intermédiaire » ?), sur « les limites de la liberté idéale des femmes » (« Il doit bien y en avoir, de même que pour les hommes »)… Edith et Henry sont membres d’une société savante, « la Vie Nouvelle », dont les membres considèrent « les oppositions qui pas[sent] pour immuables – individu-société, homme-femme, ville-nature, travail-loisir, production-consommation – comme étant de nature frauduleuse » ; « "Solidarité et personnalité", telle [est] leur devise ». Et, comme « la Vie Nouvelle appel[le] aussi à être vécue, dans la chair », les deux époux sont fiers de promouvoir par leur union « une vision du mariage qui n’[est] plus structurée autour de la sexualité ».

     

    Le grand sujet d’époque, c’est surtout, dans cette Angleterre victorienne, la répression d’une homosexualité toujours condamnée par la loi. Tom Crewe le souligne dans sa Postface, « Symonds est mort en 1893, alors que [le] roman commence en 1894 », ce changement dans les dates ayant à l’évidence pour but principal de placer au cœur de la fiction le cataclysme Oscar Wilde, dont le procès et l’emprisonnement en 1895 plongent nos héros dans la terreur et annoncent l’interdiction et la destruction de leur propre ouvrage.

     

    Le livre de Tom Crewe se situe pourtant au-delà du documentaire historique, qu’il soit étude de genre ou reconstitution érudite des aventures d’un autre livre. Cet au-delà, c’est la fiction, grâce à laquelle nous entrons non seulement dans les luttes intérieures et les dilemmes des deux héros, mais dans leurs sentiments les plus intimes – les plus infimes. Tout l’art ici est dans le détail. Je ne suis pas spécialiste, mais il me semble qu’on n’a peut-être pas assez souligné la sensualité qui caractérise souvent les romans britanniques. Ce roman-ci est bien anglais, sans cesse attentif aux lumières, aux sons, à la qualité de l’air, qu’il saisit dans des notations rapides mais chargées d’une poésie précise, sans lyrisme. À chaque page, ce sont des trouvailles, que l’excellente traduction contribue à rendre saisissantes : des « serveurs en tablier blanc (…) pas[sant] entre les tables [en] don[nant] l’impression de percer l’espace » ; « à Victoria, les voitures et les gens grouil[lant] tels des insectes, comme si la gare était une grosse pierre qui venait de se retourner au-dessus d’eux »…

     

    Corps empêché

     

    Le détail est presque toujours lié au corps, qui s’immisce dans les réflexions ou en marge des conversations. « Une rougeur dans le cou [d’une domestique], de la forme d’une traînée de lait » ; « un filet de transpiration réfléchis[sant] la lumière le long [d’une] oreille » ; un homme prenant « conscience de la pâleur de ses chevilles sous ses chaussettes » ; une femme caressant sa robe et « fais[ant] courir des ruisseaux dans le tissu »… Voici un admirable roman du corps. Dans une scène initiale qui fait figure de programme, Addington rêve que, comprimé par les voyageurs d’un wagon bondé, il jouit en cachette contre un autre homme ; quelques pages plus loin, il observe réellement, à distance, des ouvriers qui se baignent nus dans la Serpentine… Le corps dont on nous parle est le corps empêché. Le même Addington, marié « parce qu’on [lui] a dit de l’être », ne se masturbe que « dans ses moments de plus grande extrémité » en « craignant d’être découvert » ; la nuit de noces d’Ellis est un échec, qui le voit « pous[ser] devant lui comme une offrande importune », tandis que « le drap glis[se] traîtreusement sous ses genoux » ; allongé sur un canapé, la tête posée sur la poitrine d’Edith, il ressent « l’incommode écrasement de son nez »…

     

    L’histoire est, d’une certaine manière, celle d’une double libération : Addington en viendra à revendiquer ouvertement son homosexualité, Ellis à accepter réellement son mariage et ses bizarreries personnelles, comme autant de manifestations de « la vie nouvelle » qui approche. Pourtant, si le roman touche à l’universel et que chacun s’y retrouve par-delà goûts et choix, c’est grâce à sa peinture du corps pris dans le social, gêné par le social et en même temps le débordant et le forçant à évoluer. Le corps serait-il au fond toujours empêché, se donnerait-il à nous, comme le réel, dont il est l’émanation, sur le mode de l’achoppement ?  La Vie Nouvelle saisit et fige cet éclair de la chair dans le tissu des conventions, c’est sur l’éblouissement d’un instant que repose ce gros et grand livre.

     

    P. A.

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