• L’Agrafe, Maryline Desbiolles (Sabine Wespieser)

    www.worldhistory.orgIl n’y aura pas de sang versé (1) racontait le mouvement de grève des ouvrières lyonnaises du XIXe siècle refusant de se laisser enfermer dans leur condition. Dans Le Neveu d’Anchise (2), il y avait un garçon qui courait dans les collines. Ce livre-ci commence aussi sous le signe du mouvement : celui d’une silhouette « très petite, de loin, à l’assaut de la pente », dans « l’après-midi étincelant du mois de janvier », dont « la brillance » tend à l’« incandescence »… Sous le signe du mouvement, et de la lumière.

     

    « Le murmure la remue »

     

    Cette fois, c’est une fille qui court. Elle s’appelle Emma et semble avoir été « pourvue à la naissance de petites ailes vissées aux tendons d’Achille ». Emma « n’a jamais vraiment eu le goût de la compétition », elle « ne cour[t] pas relativement, mais absolument », « de tout son cœur ». Au hasard de ses entraînements, elle rencontre le fils Goiran. Il l’invite à aller le voir chez lui. Là, le chien du père Goiran « se jette sur elle » et « l’attrape à la jambe ».

     

    Le chien lui a broyé la fibula, « du latin fibule, agrafe, péroné dans l’ancienne nomenclature ». Et, conséquence d’un plâtre mal posé, le « syndrome des loges » vient encore aggraver les choses. Emma ne courra plus. Mais elle ne reste pas pour autant immobile : elle compose en esprit « des petites chansons, des cantilènes, des incantations (…) qui la raccordent au monde » et accompagnent une étrange danse invisible. « Le murmure lui vient de la plante des pieds, il la chatouille un peu (…), le murmure la remue ». Le mouvement en elle refuse d’abdiquer, et finira par l’emporter loin du « village où il fut si joyeux de courir ».

     

    « On ne voit qu’elle »

     

    La lumière, elle, est omniprésente, dans cette campagne de l’arrière-pays niçois, que Maryline Desbiolles connaît bien. Dans l’éclat des après-midi on ne peut pas ne pas voir Emma, avec « sa jambe massacrée » : « On ne voit qu’elle », même si « on fait mine de ne pas la voir ». Emma et la lumière semblent aller de conserve et, à l’accompagner, le lecteur voit l’intrigue s’éclairer peu à peu en se développant, révélant des arrière-plans d’abord insoupçonnés. Le chien du père Goiran « n’aim[ait] pas les Arabes ». Dans un vallon proche du village, une stèle rappelle que « 30 familles de harkis » vécurent dans un camp dont subsiste une baraque-témoin. C’est là que les grands-parents d’Emma, son oncle, Akim, rebaptisé Jean-Pierre, et sa mère, Francine, ont grandi. Francine épousera le fils du garagiste, Jean-Pierre sera un temps le meilleur ami du futur père Goiran, communiant avec lui dans le culte de Frank Zappa. Drôle de village, en fin de compte, où, une nuit d’octobre, un inconnu sera attaqué par les chiens et leurs « jeunes maîtres », qui le « tabasseront si bien qu’il mourra deux jours après à l’hôpital ».

     

    « Territoire heurté »

     

    « Il ne faut pas compter que tout s’emboîte un peu trop bien (...). Il faut tenir aux bribes, manques, mots écorchés ». Par bribes apparaissent un peu des secrets, des non-dits, tout ce qui était tu. Trahir, comme les harkis, c’est à la fois « être infidèle et révéler ». Le mouvement du corps d’Emma accompagne l’enchaînement des révélations successives, et l’écriture mime ce mouvement qui est en même temps dévoilement. Ou si c’était l’inverse ?... Phrases qui s’emballent, reprises et jeux de sonorités venant toujours relancer le rythme, le texte est emporté dans une course alternativement fluide et saccadée, tandis que les éléments de la fiction semblent surgir à chaque fois d’un nouveau détour du chemin. Le mouvement du corps se répercute dans le récit et dans l’écriture qui le porte, ou, plutôt, l’héroïne en mouvement, l’écriture et le récit lui-même font corps, indissociables, imposant un sentiment d’évidence d’où naît, évidente à son tour, l’émotion – au-delà de l’attendrissement et de la morale, de la sociologie et de l’idéologie.

     

    L’œuvre de Maryline Desbiolles est politique, pas idéologique. Dans ce texte en particulier rôde un curieux fantôme d’oralité : « Elle ne cache pas sa jambe massacrée, mais on dit qu’elle la montre, qu’elle nous la met sous le nez, on le dit sans le dire (…). On trouve carrément qu’elle exagère »… Un on, un nous, une voix collective est là, s’absente, revient, n’empêche pas les incursions dans les pensées d’Emma, par rapport à qui nous restons pourtant maintenus en permanence dans une forme d’extériorité. Entre l’individu et le social, entre les uns et l’autre, le texte dessine un espace instable et fragmenté, un « territoire heurté » où on ne peut se déplacer, comme l’héroïne, que « d’une manière saccadée, capricante ». Le corps claudiquant d’Emma y prend des allures d’allégorie : « tout cassé », mais toujours en marche.

     

    P. A.

     

    (1) Sabine Wespieser, 2023, voir ici

    (2) Seuil, 2021, voir ici

     

    Illustration : Jeune fille en train de courir, Grèce, vers 520-500 avant J.-C.

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