• En un souffle, Daniel Argelès (Triartis)

    www.vanupied.com« Ce pourraient être de courts romans », dit Daniel Argelès à propos des cinq nouvelles allemandes composant ce recueil. Et d’évoquer les novelle de Zweig ou de Schnitzler, que ce spécialiste de la langue de Goethe connaît bien.

     

    La formule s’appliquerait indéniablement aux deux récits les plus longs… Les Odeurs de ma vie : Martin est patron d’une entreprise de purification de l’air ambiant (ventilateurs, systèmes d’aération, etc.) et époux adultère ; le décor vieillot d’une chambre d’hôtel à Chicago le ramène soudain au souvenir du temps passé jadis dans une prison de RDA. Retour à Berlin-Est : un couple de quinquagénaires français séjourne à Berlin, où leur fille est sur le point d’épouser un jeune Allemand ; dans une exposition sur la RDA, la photo d’Erich Honecker au Festival de la jeunesse (1973) rappelle au mari la colonie de vacances où l’avait envoyé son père communiste.

     

    Boucles du temps

     

    Il y aurait bien là la matière de deux romans. Pourtant ces textes restent des nouvelles : comme les autres récits du recueil, ils ne racontent, en fait, qu’un instant – celui du court-circuit temporel qui provoque le retour d’un passé oublié ou occulté, venant se mêler au présent, dont il se distingue en général par l’emploi de l’italique pour les passages qui l’évoquent. L’événement prend une forme quasi fantastique dans L’Anniversaire, où l’enfant dont on célèbre le jour de naissance, et dont le père prépare un cours sur la littérature allemande et yiddish de la Shoah, croit tout à coup entendre un chien gémir. Retrouvant dans sa bibliothèque le poème de Gertrud Kolmar Un chien, le père s’aperçoit que l’auteure a été déportée à Auschwitz le même jour que celui où, des années plus tard, son fils est né. Dans À un fil, un professeur d’université allemand revoit des fragments de sa vie au moment de mourir. Dans En un souffle, un trompettiste de jazz d’origine allemande, exalté et bouleversé par la naissance de son premier enfant, joue sur son instrument et revoit son passé. À chaque fois, un élément déclencheur provoque la remontée des souvenirs : image, objets qui, grossis, prennent un aspect inquiétant (« Des franges dans la lumière (…). Un liseré blanc, des fils beiges tressés au bout d’un pompon ») ; odeurs (« de lino, de colle séchée et de désinfectant », « de béton nu », « d’établi et de chaîne à vélo »…)

     

    À chaque fois, aussi, l’histoire individuelle est reconduite au point où elle s’est nouée à la grande Histoire. Expérience peu gratifiante, qui renvoie le sujet au caractère dérisoire d’une vie qu’il croyait contrôler. Nos héros, cependant, n’ont pas grand-chose à se reprocher… Martin, l’ex-prisonnier, est surtout une victime, dont le seul tort est d’avoir caché son passé à ses enfants. Le personnage d’À un fil, autrefois, à Francfort, a témoigné en justice contre ses étudiants rebelles. Évidemment… Mais celui de Retour à Berlin-Est n’est guère coupable que d’avoir, adolescent, écrit des lettres d’amour et écouté de la musique pop tandis que d’autres, en RDA, souffraient du régime. On a quand même vu pires crimes… Tout est donc surtout dans la boucle temporelle elle-même, et dans le tourbillon où elle emporte un individu brutalement conscient de sa propre inconsistance. Se libère-t-on jamais du passé ? Échappe-t-on un jour au cauchemar de l’Histoire ? Malgré un finale qui se termine sur le « souffle nouveau qui s’annonce », il reste permis d’en douter.

     

    Mécanique des fluides

     

    Pourquoi l’Allemagne ? Parce qu’elle est au cœur de l’Europe du XXe siècle, bien sûr. Et peut-être aussi parce qu’elle est au centre d’une aventure plus personnelle. Comme Jean, le héros de deux des cinq récits, Daniel Argelès enseigne et traduit l’allemand, a vécu aux États-Unis, a un père, lui-même germaniste et traducteur, qui fut pendant plusieurs années permanent du Parti communiste français et, à ce titre, souvent invité avec femme et enfants en RDA (1).  Histoire et histoire, Allemagne et Europe, passé et présent… Les nouvelles d’En un souffle brassent des éléments contrastés, les enveloppant dans un réseau d’indices à peine visibles, de détails, de références, littéraires et musicales (éclaircies en fin de volume), qui s’appellent et se relaient dans un flux toujours en mouvement. Ce n’est pas un hasard si les fluides jouent un grand rôle. Eau et, surtout, air. Martin, pour son malheur, vendait dans la rue des flacons d’air de Berlin-Ouest avant de vendre, bien plus tard, des systèmes d’aération. Teddie, le héros d’À un fil, a un malaise dans un téléphérique, et, « dans cet entre-deux suspendu », revoit le Papageno de La Flûte enchantée tenter de se pendre (« Gute Nacht, du falsche Welt ! »). Quant au trompettiste de la nouvelle-titre, le courant des souvenirs l’emporte dans une seule longue phrase dépourvue de points, qui mêle l’exilé actuel à tous les exilés de l’Histoire, et le musicien à tous ceux qui ont fait musique du sentiment de leur exil.

     

    Le temps, ici, est une matière fluide qui s’écoule et reflue, et les êtres eux-mêmes sont sans limites bien certaines. Étrange continuité ondulatoire, qui incite à la prudence (le passé n’est jamais tout à fait passé), comme (l’avenir est toujours déjà là) à l’espoir.

     

    P. A.

     

    (1) Voir, ici, l’entretien accordé à ce blog par Jean-Marie Argelès

     

    Illustration : mosaïque de Walter Womacka, Berlin, ex-RDA, 1964

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :