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Cocaïne, Pitigrilli, traduit de l’italien par Robert Lattes (Séguier)
Les éditions Séguier, qui ont leurs bureaux à Paris dans la rue du même nom, se consacrent, disent-elles, aux arts, à « tous les arts ». Et publient des essais, des entretiens, des biographies, avec une prédilection pour les figures de la vie artistique qui, quoique « réputées secondaires », ont exercé en leur temps une influence plus déterminante qu’on ne croit. Ainsi, récemment, de Christian Bérard, dessinateur de mode, et costumier de Cocteau, Jouvet ou Roland Petit (1).
« Chair de Négresses » et villas blanches
Séguier se veut, de plus, « éditeur de curiosités ». C’en est une, à plus d’un titre, que ce roman italien publié en 1921, puis, pour la traduction française, en 1939 (Albin Michel), et réédité aujourd’hui. Belle édition, bien corrigée, dûment annotée, comprenant une postface d’Umberto Eco soi-même, rien de moins. Qu’est-ce qui a conduit le fameux sémioticien à s’intéresser à l’œuvre d’un curieux personnage, né en 1893, mort en 1975, et qui préféra à son nom de Dino Segre un pseudonyme qui lui fut inspiré, dit-on, par le petit-gris que portait sa mère ? Une quarantaine de volumes à son actif (romans, articles, Mémoires, maximes, j’en passe) et une célébrité assez considérable dans l’Italie de l’entre-deux-guerres. Carrière de journaliste qui se développa sous le fascisme, sans trop d’états d’âme, semble-t-il. Eco insiste sur l’apolitisme de l’écrivain mais ne peut cacher que Mussolini aimait ses romans, ni empêcher que le lecteur de Cocaïne ne tique un peu à certaines considérations sur les « Nègres » ou, incessamment, les femmes. Parfois, notre homme fait d’une pierre deux coups : « Dans cette colonie d’Européens écœurés par l’odeur de sauvage qu’exhale la chair des Négresses, le parfum nordique de Maud déchaînerait quelques appétits ».
Il y a une part d’autobiographie dans ce livre qui raconte l’histoire de Tito Arnaudi, lequel a fui son pays natal par chagrin d’amour et, devenu journaliste à Paris, consacre, comme le fit, paraît-il, l’auteur lui-même, des articles à des faits divers imaginaires mais donnés pour vrais. Avec, comme on s’en doute, un franc succès. Le personnage hésite entre deux maîtresses : Kalantan, la riche et belle Arménienne, qui habite une villa « blanche comme un ossuaire et ronde comme un temple grec », et Maud, jeune danseuse italienne qu’il surnommera Cocaïne car elle lui est aussi nécessaire que la poudre blanche qu’il inhale. Si bien que, se décidant en fin de compte pour elle, il la suivra de par le monde, puis, s’en croyant abandonné, s’inoculera le bacille de la typhoïde. Curieuse façon d’en finir.
« Moiteur luisante » et petit-gris
Ce suicide loufoque vient clore un récit qui se meut dans le domaine de la fantaisie et de l’absurde sans perdre pour autant tout contact avec le réalisme. D’où une écriture funambulesque, qui en constitue à l’évidence le principal intérêt. On saute cependant sans trop de remords les interminables dialogues où alternent ping-pong verbal et longues considérations entretissées de mots d’esprit. Ils devaient en venir par la suite à constituer, nous apprend Eco, la manière caractéristique d’un auteur qui s’orienterait simultanément vers le catholicisme et le roman pratiquement réduit à des récits de conversations.
Les paradoxes et les aphorismes, que distingue subtilement dans sa postface l’auteur de La Structure absente (ah, c’était donc pour ça !…), et dont Pitigrilli se ferait une spécialité, sonnent trop souvent à nos oreilles actuelles comme des clichés qui veulent obstinément faire rire. On s’arrête plutôt aux descriptions style Belle Époque, où pointe quelquefois l’influence de l’inévitable D’Annunzio : « Le jaune bronzé et la moiteur luisante de la chair vibraient, frémissaient dans les mouvements félins. Le corps avait des trépidations molles, alternées d’insidieuses et brèves perplexités, comme un jeune jaguar qui hésite et bondit ». On admire des tableaux étranges, d’une modernité picturale : « Dans le noir du jardin, sous la clarté lunaire, se découpait, entre les berceaux et les haies d’évonyme, la blancheur des plastrons encadrés par les fracs ». On est saisi par l’évocation, digne de Genet, des cafés de Pigalle où les cocaïnomanes achètent leur dose. Et puis on se laisse emporter par la vivacité désinvolte de la narration, par ce tourbillon de péripéties qui atteint occasionnellement à la fausse légèreté d’un monde flottant quelque part entre Lubitsch et Guitry.
À tout cela, l’auteur de Cocaïne renoncera donc, hélas. Et Eco, malgré toute sa bonne volonté, finit par poser la vraie question : « Pourquoi (…) s’intéresser à Pitigrilli ? ». Le lecteur italien le fera sans doute pour tirer au clair les raisons d’une mode d’époque et d’un scandale dont il aura, s’il a l’âge requis, perçu les échos (le texte d’Umberto s’intitule : Pitigrilli, l’homme qui fit rougir ma mère). Nous autres Français et d’aujourd’hui resterons peut-être un peu sceptiques. Mais tout le monde sera d’accord sur le dernier mot de la postface : Pitigrilli fut « l’auteur, en tous les cas, d’une trouvaille géniale : son nom de plume (2) ».
P. A.
(1) Christian Bérard, clochard magnifique, Jean-Pierre Pastori (avril 2018)
(2) En français dans le texte
Illustration : Tamara De Lempicka, Le Turban vert (1929)
Tags : Pitigrilli, Cocaïne, roman italien, années 1930
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