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Le Sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari (Actes Sud)
Monts et merveilles… Aucun sujet n’échappe à la frénésie croissante dont l’univers de l’information est la proie, mais en ce qui concerne la rentrée littéraire le comble cette année est souvent atteint. Et les éloges, gros titres, entretiens accompagnant la sortie du roman de Jérôme Ferrari tendraient à décourager les meilleures volontés. Ce n’est pas Angot, mais presque.
On aimerait donc ne pas aimer ce roman qu’on se met à lire quand même et pour voir. De fait, on se réjouit d’abord, en constatant par exemple que voilà un garçon qui confond « opportunité » et « occasion », « fatalité » et « fatalisme ». Puis un titre pareil, et convoquer saint Augustin, tout ça pour constater que les empires passent, est-ce que ce ne serait pas un tout petit peu emphatique et en fin de compte plat.
Mais il faut être honnête et ne pas fermer les yeux sur un indice sûr : on est pris. Je ne parle pas du plaisir pervers que l’on éprouve souvent à se laisser bercer par des niaiseries mais d’un emportement auquel on ne peut que céder, la mort dans l’âme. Qu’est-ce qui explique que Le Sermon sur la chute de Rome échappe à l’esbroufe et constitue bel et bien une œuvre ? L’ironie, la Corse et la phrase.
Parce que, tout de même, faire de la gestion d’un bar de campagne par deux étudiants en philo l’enjeu d’un débat métaphysique entre saint Augustin et Leibniz, cela exige un certain sens du second degré. Le burlesque, cette forme de comique qui mêle trivial et élévation, est au principe même de l’entreprise et se retrouve partout, neutralisant habilement ce qui pourrait tourner à la bouffissure. À la fin de l’office des ténèbres, après qu’il a été rappelé qu’elles « ne [sont] pas seulement témoignage de la fin mais aussi des origines lumineuses car c’[est] en vérité un seul et même témoignage », le prêtre « libèr[e] ses ouailles dont une partie non négligeable se précipit[e] au bar pour se remettre de ses émotions ». Un pareil enchaînement force le respect.
Le bar est en Corse. Ce n’est pas anodin. Les îles sont peut-être des lieux, plutôt que poétiques, essentiellement romanesques (Stevenson, Queffélec, Duvert…) et j’aurais tendance à penser que la Corse recèle dans ce domaine des possibilités particulières, et peu exploitées malgré Rinaldi. Cependant le choix du lieu s’imposait ici pour d’autres raisons. Les mondes, grands et petits mais tous mortels, depuis celui que chacun édifie autour de soi jusqu’au monde tout court, voilà les vrais personnages du roman de Ferrari. Et la Corse en est un, détaché du continent et flottant, mélancolique, clos, dans un espace-temps incertain, tandis que, « au-delà de la barricade des montagnes, au-delà de la mer, il y a un [autre] monde en ébullition et c’est là-bas, loin d’eux, sans eux, que se jouent une fois de plus leur vie et leur avenir, et c’est ainsi qu’il en a toujours été ».
L’art de relier entre eux tous les aspects du roman, lieux, personnages, situations, tonalités, ne suffirait pourtant pas à expliquer l’adhésion qu’il suscite et dont je parlais plus haut. Ce qui captive et ravit, c’est la phrase, bien sûr. D’abord, Ferrari en a une. Ensuite elle est longue, mais il y a mille types de phrases longues. Celle-ci, ni précieuse ni flasque, capable de tenir dans les mêmes sinuosités détails triviaux, émotion et métaphysique comme de faire alterner accélérations et moments d’immobilité apparente, obéit elle aussi à une cohérence interne qui défend de voir dans sa rigueur syntaxique une volonté d’éblouir le gogo. Car on a eu raison, me semble-t-il, de parler de baroque à propos des volutes ferrariennes. Le grand thème du livre est baroque, en effet. « Les beignets [sont] trop secs et recouverts d’une pellicule de sucre durcie, la tiédeur fade du champagne laiss[e] dans la gorge un goût de cendre », « les hommes transpir[ent] sous le soleil d’été ». « Haleines chargées », « salive épaisse », « paupières lourdes », « toxines exsudées », tout n’est en fin de compte que pourrissement et travail de la mort, celle des mondes, celle des hommes, jusqu’à la catastrophe teintée de grotesque qui ne peut que conclure cette aventure philosophico-limonadière sur fond de drame familial. Il y a de la cruauté et de la violence dans Le Sermon…, mais elles ne sont pas là pour appâter, elles s’inscrivent elles aussi dans la démonstration rigoureuse et navrée de Jérôme Ferrari. Une démonstration qui, avec l’habileté de sa construction, ses dissonances et le déroulement inexorable de ses méandres, laisse le lecteur sur l’impression d’un mélange assez singulier de tragique et d’élégance.
P. A.
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Commentaires
7Margit FauréVendredi 28 Juin 2013 à 18:03Merci de nous avoir fait découvrir ce roman ,avant le jury du prix Goncourt ..
Nous l'avons beaucoup aimé et ne manquons pas de suivre vos autres suggestions !Merci à vous pour cette remarque encourageante. Je suis content de voir que les jurés Goncourt sont d'accord avec moi!...
Une valeur sûre, indéniablement. Mais le devoir du blogueur lui impose la lecture de "ce qui sort". Il y a du bon mais aussi... Bref, à suivre.
Oui, tout à fait, je n'y avais pas pensé mais il y a une certaine parenté avec le Guépard, ce qui déjà en soi est un compliment.
Bon, voilà qui est rassurant: les médias pourraient donc gloser à l'infini sur un livre réellement valable? Tout n'est donc pas perdu, et merci de nous le signaler. En ce qui me concerne, je suis retournée à mes chers "Memoires d'outre-tombe"!Voilà qui donne -réticences comprises- envie de lire ce texte. Le pourrissement et les méandres semblant nous rappeler le beau Guépard de Lampedusa.
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J'ai moi aussi été emportée par la phrase de Ferrari et cette histoire de bistrot corse. L'auteur m'a tant intéressée que je me suis empressée d'acheter quelques autres de ses romans. Si "Un dieu un animal", plein de bruit et de fureur m'a accrochée, j'ai un peu plus de mal avec "Dans le secret", mais j'ai juste commencé... Monique