• Un fantôme dans la gorge, Doireann Ní Ghríofa, traduit de l’anglais par Élisabeth Peelaert (Globe)

    dennishorgan.ieTout peut faire littérature, même le réel. On connaît mon peu de goût en général pour le nouveau genre littéraire qui s’élabore sous nos yeux dans la fascination de l’histoire vraie et qui mêle récit biographique, autobiographie, essai, pour n’aboutir bien souvent qu’au bavardage. Mais ce n’est pas le cas ici.

     

    Lait et coineadh

     

    Comme le titre le suggère, la première publication en prose de la poétesse irlandaise Doireann Ní Ghríofa raconte deux obsessions, l’une des plus palpables, l’autre davantage du domaine de la hantise. La première est celle de la maternité, vue sous l’angle restreint de l’accouchement ou de l’allaitement, et sous celui, plus large, des tâches ménagères afférentes, auxquelles la narratrice, qui porte le même nom que l’auteure, se livre avec un déconcertant enthousiasme. Là, on est au plus intime : non pas seulement près du corps, mais chez lui. Nous n’ignorerons rien de la naissance compliquée d’une petite fille, quatrième enfant de celle qui nous parle et de son mari ; nous saurons tout de l’usage du tire-lait, la nouvelle mère donnant une partie de ce qu’elle extrait ainsi d’elle au « lactarium », pour celles à qui « le traumatisme d’un accouchement prématuré » a laissé « à peine de quoi nourrir [leur] bébé » ; les allées et venues du désir nous seront décrites, sa disparition, son retour, quand, « ouvrant la porte avec fracas », il « fait trembler et supplier », « ramper et gémir dans le noir » notre héroïne ; et rien ne nous sera non plus épargné de la vasectomie à laquelle son époux finit par se soumettre. Les émotifs sont autorisés à sauter, comme moi, une page çà et là.

     

    La seconde obsession est née quand ladite héroïne-auteure-narratrice, adolescente, a commencé à nourrir une passion pour la poésie et la personne d’Eibhlín Dubh (alias Eileen O’Connell), qui composa, au XVIIIe siècle, un coineadh, ou chant funèbre, pour Art Ó Laoghaire (ou O’Leary), son mari assassiné. Le texte de l’œuvre figure en fin de volume, traduit du gaélique par Doireann Ní Ghríofa. Laquelle raconte comment, tandis que sa fille nouvellement née grandit, elle-même entreprend, avec mille peines, de reconstituer au mieux la vie de la poétesse de jadis, souvent « gommée » des textes officiels comme des correspondances familiales.

     

    À dire vrai, on a un peu de mal à s’intéresser à cette sombre histoire, advenue à l’époque des lois pénales destinées à maintenir l’aristocratie irlandaise sous le joug. Et on ne s’intéresse pas du tout à la destinée des descendants d’Eibhlín Dubh et de son époux, que l’écrivaine d’aujourd’hui s’acharne à suivre à la trace. Quant à l’antique chant de deuil, il a, autant qu’on puisse en juger, la grandeur, la rudesse et la monotonie de beaucoup d’œuvres nées dans une tradition orale et mises par écrit tardivement.

     

    Éloge de la liste

     

    Ce qui est intéressant, ce n’est pas cette histoire mais l’invraisemblable obstination de notre auteure à la ressaisir, peut-être parce qu’elle sait la tâche impossible. C’est le va-et-vient entre les deux obsessions qui intéresse, l’entre-deux qu’il dessine et qui est l’espace du livre. Dès les premières lignes, Doireann Ní Ghríofa proclame son goût pour les listes : « La liste est à la fois ma carte et ma boussole », nous dit-elle. « C’est elle qui me tient la main jour après jour, et segmente les heures en une succession de petites tâches réalisables ». Il faut, malgré l’humour, la prendre au sérieux : dans la liste, objet emblématique, le quotidien de la mère de famille (les choses faites ou à faire) s’articule à la poésie (par la disposition, verticale comme dans le poème, voire par le trait qui vient, telle une marque des tout débuts de l’écriture, « cocher » les tâches accomplies »). Tout le texte de l’écrivaine irlandaise s’élabore de même entre deux paradigmes. Celui du corps et celui de la langue, en somme : « Mes semaines se décantent entre les forces du lait et du texte », écrit-elle. « Mon corps répondait à la faim de ma fille par un jaillissement de lait et à son tour mon esprit répondait au lait en se ruant sur le puzzle des jours d’Eibhlín Dubh ». Retraduire, après tant d’autres, le poème du XVIII siècle est une « démarche très proche des tâches ménagères ». « Je fais simplement le ménage », dit celle qui s’y risque bien que n’ayant « ni doctorat ni poste de professeure » : « Je laisse mon regard aller et venir entre les verbes, j’aligne les tapis et je polis chaque ornement linguistique ».

     

    Semé d’annonces discrètes, scandé de ruptures et de subtils glissements, le récit avance ainsi dans un équilibre toujours remis en cause sur l’impossible ligne de crête entre ménage et poésie, présent et passé, autobiographie et biographie. Si l’on s’ennuie parfois un peu quand il glisse du côté biographique, on est repris, dès que l’auteure-narratrice livre des fragments d’elle-même, par son impudeur sereine et son réalisme toujours légèrement halluciné. On découvre l’adolescence de « la fille dont on surprenait les comportements interdits derrière l’école (…), la fille traitée de pouffe et de pute et de salope frigide (…), la fille qui s’en foutait ». On entrevoit le jour où un inconnu l’a de justesse « éloignée, pleurante et ivre, du parapet d’un fleuve ». On écoute l’incroyable récit d’une année tentée en fac de médecine, où la dissection progressive d’un cadavre suit son cours tandis que celle qui nous parle, la plupart du temps absente car « endormie, la joue sur le siège des toilettes » ou « ouvrant un œil dans une odeur de friture alors que le colocataire d’un inconnu faisait cuire du bacon », découvre de temps à autre avec étonnement les progrès accomplis dans la disparition des organes…

     

    Mais tous ces passages, nous dirait certainement Doireann Ní Ghríofa, tirent leur force et leur intensité de l’autre versant, sur lequel ils se détachent. Ils affleurent sur fond de passé obscur, et sont portés par la succession des femmes « gommées », invisibles, dont la femme d’aujourd’hui se veut l’héritière. Peut-être. Quoi qu’il en soit, cette dernière démontre, brillamment, que les préoccupations et les thèmes les plus actuels peuvent donner lieu à de vraies œuvres. C’était, disions-nous, sa première incursion en prose narrative. Espérons qu’elle lui aura donné l’envie d’y revenir.

     

    P. A.

     

    Illustration : ruines de l'abbaye de Kilcrea, où se trouve la tombe d'Art Ó Laoghaire, et non loin de laquelle vit la narratrice d'Un fantôme dans la gorge

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :