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Retour d’un chef-d’œuvre : La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole
Ça commence, comme Madame Bovary, par une casquette, ce qui en dit long sur l’humour et le sérieux de l’entreprise… Si, fût-ce pour cause de trop grande jeunesse ou de pure et simple absence au monde, vous avez raté le roman de John Kennedy Toole quand Laffont l’a publié en 1981 dans sa collection « Pavillons », voici enfin l’occasion de vous rattraper : ce chef-d’œuvre introuvable reparaît le 21 avril en 10-18, dans la même excellente traduction de Jean-Pierre Carasso.
Rappelons l’histoire du texte : en 1969, à trente et un ans, l’auteur, désespéré de ne pas trouver d’éditeur, se suicide au gaz d’échappement ; mais sa mère s’acharne après sa mort et parvient en 1980 à faire publier le livre ; succès considérable, prix Pulitzer de la fiction, traductions multiples ; du coup, publication d’un roman d’adolescence, La Bible de néon (adapté au cinéma en 1995 par Terence Davis).
Tout cela est bien instructif… Et le devient plus encore quand on se plonge dans l’intrigue, au demeurant impossible à résumer. Le (très) gros Ignatius Reilly habite chez sa mère alcoolique ; hargneux, misanthrope, tourmenté par son anneau pylorique, il déteste l’époque et ne cultive que les auteurs antiques et la scholastique médiévale ; mais le voilà forcé de chercher un emploi, ce qui est le point de départ, dans les bas-fonds de La Nouvelle-Orléans, d’une épopée désopilante placée sous le patronage de Swift, brassant les personnages les plus délirants et les allusions littéraires les plus sophistiquées, en une satire de l’Amérique dont on comprend qu’elle ait fait hésiter quelques éditeurs. Avec à la clé une réflexion profonde et drolatique sur l’uniformisation, la singularité, et la place de l’artiste dans le monde.
En parallèle à la cascade d’événements qu’il traverse ou suscite, Ignatius tient le « Journal d’un jeune travailleur ». Voici, pour vous mettre en appétit et en guise de Parole d’écrivain pour cette semaine, un bref extrait de ce journal…
« J’admire d’ailleurs la terreur que les Noirs sont capables d’instiller dans le cœur de certains membres du prolétariat blanc (voici un aveu assez personnel) et je voudrais de toute mon âme disposer d’une capacité semblable. Le Noir terrifie simplement en étant soi-même, alors que je suis contraint de recourir à un certain nombre de manœuvres d’intimidation pour atteindre le même résultat. Peut-être aurait-il fallu que je fusse un Noir. M’est avis que j’aurais fait un Noir de dimensions considérables et tout à fait terrifiant, pressant continuellement mes vastes cuisses contre les maigres cuisses ridées des vieilles Blanches dans les transports publics afin de leur tirer plus d’un glapissement de panique. Sans compter d’ailleurs que, nègre, je cesserais d’être en butte aux tracasseries de ma mère qui me somme de trouver un bon emploi — puisqu’il n’existerait pas de bons emplois. Ma mère elle-même, vieille Négresse usée, serait brisée par des années et des années de labeur ancillaire sous-payé et n’aurait pas la force d’aller au bouligne le soir. Nous pourrions mener elle et moi une existence des plus plaisantes dans quelque cabane moisie d’un quelconque bidonville, dans un état de contentement paisible, dépourvus de toute ambition, conscients d’être des rebuts sociaux et dégagés, par le fait même, de toute nécessité de nous agiter en d’inutiles efforts. »
Tags : John Kennedy Toole, La Conjuration des imbéciles, roman américain, 2016, réédition
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