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Mac Orlan, montreur d'ombres
Il « avait tout prévu, tout mis en musique, trente ans à l’avance ». C’est Céline qui parle, dans Bagatelles pour un massacre, hélas. Au premier abord on s’étonne un peu de l’entendre dire cela de Pierre Mac Orlan : chez ce chantre des bas-fonds on ne retrouve rien de la pseudo-oralité ni du rythme haletant qui sont les caractères les plus apparents de l’écriture célinienne. Au contraire. Dans ses romans, même un simple soldat de l’infanterie coloniale peut déclarer sur le ton de la conversation courante : « Notre flamme intérieure, celle qui anime notre existence d’aventures et de caserne, nous révèle en même temps notre personnalité militaire ». On comprend mieux l’admiration de Vialatte, devant cet usage d’une langue délibérément et ostensiblement littéraire appliquée à des sujets qui sembleraient exiger le langage le plus trivial. L’écart entre la phrase de Mac Orlan, dense, rigoureuse, trouée d’images soudaines, et l’univers crapuleux qu’elle évoque, fait penser, plutôt qu’à Céline, à Carco, parfois à Genet.
Cet écart va de pair avec la distance à laquelle son narrateur, toujours plus ou moins omniscient, observe ses héros — filles, légionnaires, marins ou petits délinquants. Nous les regardons avec lui, d’un point légèrement en surplomb, se débattre contre la machine sociale ou historique qui les happe et les broie, et la sympathie qui nous lie malgré tout à eux est proportionnelle à la compassion que nous inspire leur impuissance. Que Mac Orlan ait adoré Döblin et écrit une préface à Berlin Alexanderplatz n’a rien d’étonnant. Tout le monde, chez l’auteur du Quai des brumes, est sous l’emprise d’une forme de fatalité moderne, ironique et noire. Voilà probablement ce qui séduisait Céline, lequel n’aurait pas désavoué ce tableau de l’Europe d’avant 14 : « Les futures victimes, préparées par les journaux, s’engraissaient dans l’inconscience du cataclysme. Nelly suivait tout doucement le courant paisible du fleuve où les uns et les autres se heurtaient, mais sans se faire de mal ».
La distance dont nous parlons, c’est cependant aussi celle qui sépare l’ « aventurier actif » de l’ « aventurier passif », lequel trouve son plaisir dans le spectacle et l’évocation des aventures du premier. La distinction est de Mac Orlan lui-même, tout à fait conscient de travailler à la célébration quelque peu ironique de mythes par là-même simultanément déconstruits. Il avait vécu lui aussi des années mouvementées et plus ou moins interlopes, mais en avait retiré la conviction que « les voyages, comme la guerre, ne valent rien à être pratiqués ». Et sans doute aimait-il à revisiter et enjoliver son passé, comme le héros de La Bandera : « La tête enfouie sous le capuchon, il apercevait nettement tous les détails de son film, celui dont il était le héros photogénique ». Car les personnages de Mac Orlan sont des contemplatifs, qui réunissent eux-mêmes les deux figures de l’aventure. On les voit en effet sans cesse en proie au regret, au « cafard », quand ce n’est pas au rêve d’un avenir lumineux (« Aïscha connaissait la valeur du sang et l’appel rayonnant des images sans nom qui ne peuvent se découvrir qu’au-delà des pistes »). Mac Orlan a beaucoup pratiqué le journalisme, et certaines pages de La Bandera semblent extraites des enquêtes qu’il a consacrées à la Légion étrangère en Tunisie. Le sujet faisait rêver le public de l’entre-deux-guerres. Mais en transposant le contenu de ses reportages dans ses romans, l’auteur du Bataillonnaire passe du rêve en tant que tel à l’exhibition du mécanisme qui l’anime. Ce qui nous est montré dans ses œuvres, c’est la logique du fantasme.
Cette logique est fétichiste : l’accessoire y est essentiel. Et les héros, les objets, les paysages, y sont au moins aussi importants que les êtres, pour la somme d’émotion qu’ils cristallisent. Certains mots sans fin ressassés (Lourcine, Coloniale, prêt franc, place de Clichy, les noms de toutes les rues de Montmartre…) sont des marqueurs d’intensité. D’où le goût de Mac Orlan pour la chanson, qui les égrène, et enveloppe ce qu’ils désignent dans les gémissements de l’accordéon (1). D’où, aussi, le curieux usage qu’il fait de certains adjectifs. Avec lui, tout est « sentimental », « intellectuel » ou « littéraire ». Il peut parler, dans sa préface au roman de Döblin, de « la force littéraire » d’un immeuble. Il s’en explique : « Pour recréer un homme », dit-il, « le romancier doit tenir compte des accessoires décoratifs de sa vie ». Et d’ajouter : « Je ne saurais faire la différence entre l’attrait que m’imposent les maisons, les rues, les hommes et les femmes. Tout se tient ».
Évoquer certains lieux, c’est peindre les constructions imaginaires qui s’y rattachent. Et peindre l’imaginaire d’une époque, c’est faire son portrait. Tout se tient. De là l’absence d’embarras ou d’états d’âme avec laquelle l’auteur jette ses personnages dans la guerre du Riff et ses suites, ou les promet à un avenir vraisemblable d’assassins de la République espagnole. Il ne faudrait pas voir là la marque d’un esprit particulièrement réactionnaire. Mac Orlan ne s’intéresse pas aux événements. Il ne s’intéresse qu’aux songes. Le monde qu’il dépeint est un univers d’ombres, et la magnifique description qu’il fait, vers la fin du Quai des brumes, des « boulevards extérieurs » et des « petites rues mal éclairées qui permett[ent] d’y accéder », est emblématique de toute l’œuvre : « Dans bien des cas, un éclairage mal assuré conférait à l’ombre humaine une suprématie sur le corps humain qui l’avait créée. Les ombres maîtresses de la rue jouaient leur rôle fantastique dans la comédie tragique de minuit. (…) Sur un mur bleu de lune, deux ou trois ombres d’hommes échangeaient le feu de leurs cigarettes. Une police d’ombres, popularisée par l’image, barrait la chaussée, prête à bondir au coup de sifflet qui annonçait la rafle. Cette rafle elle-même n’était qu’un tourbillon d’ombres qui traversait le boulevard comme un tas de feuilles mortes dispersées par un coup de vent ».
C’est sans doute là qu’il faut chercher le sens du « fantastique social » dont se revendique Mac Orlan : ce qu’il prétend montrer, ce n’est jamais la réalité en tant que telle ; son image se détache toujours sur l’écran de l’imaginaire où son ombre s’agite. La construction des grands romans porte la trace de ce dispositif. Ils se prolongent toujours après la disparition du ou des « héros », pour conter le destin d’un personnage secondaire devenu le dépositaire de la mémoire. Ce personnage a pour seule fonction de continuer à vivre et de contempler, nimbé de nostalgie, le souvenir de l’Aventure. Dans Le Quai des brumes, c’est le rôle de Nelly, la petite clocharde devenue après la Grande Guerre « divinité de la rue », et qui, repensant aux autres personnages du roman, se dit : « Ils sont tous morts pour ma santé physique et morale ». Au dernier chapitre du Bataillonnaire, Lougre, le jeune souteneur qui donne son titre à l’ouvrage, disparaît pour laisser le rêveur Buridan face au souvenir, lui aussi, de la guerre, lequel « se confond malignement avec les souvenirs de jeunesse ». Le policier Fernando Lucas, après avoir, tout au long de La Bandera, surveillé le légionnaire et probable assassin Pierre Gilieth, revoit dans ses rêves son « fantôme » et « l’étrange visage triangulaire » de la belle Aïscha. Ces spectateurs du passé des autres et du leur viennent au terme de leur parcours rejoindre sans aucun doute la cohorte des « aventuriers passifs », qui actionnent pour leur propre bénéfice « la lanterne magique » du souvenir ou de l’imaginaire. Mais peut-être constituent-ils par là, aux yeux de Mac Orlan, autant de figures de l’écrivain. Car faire apparaître les images dans lesquelles se prennent les rêves, tel est pour lui le pouvoir de la littérature. Et tout le reste n’est qu’aventure…
P. A.
photo http-_images.doctissimo.fr
(1) Pour entendre quelques-unes des chansons de Mac Orlan, voir, par exemple, ici.
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