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Le Désarroi, Remy de Gourmont (Mercure de France)
Le Mercure continue. Serein, malgré la mode, l’éditeur descendant de la revue symboliste du même nom s’entête, pour notre plus grand bonheur, comme on dit, à nous faire découvrir des pans plus ou moins ignorés de la littérature 1900. Ce sont des curiosités, si l’on veut, mais les curiosités sont toujours instructives et en fin de compte bien davantage que de simples curiosités.
En voici une, de surcroît, à plus d’un titre. D’abord, un roman de Remy de Gourmont, fondateur du Mercure en tant que revue, est toujours curieux. Sixtine, déjà, republié récemment, mettait en scène la tension, chez ce grand amateur de contradictions, entre symbolisme et critique ironique du symbolisme.
« Je n’ai pas d’opinions morales… »
Que dire quand il s’agit, en plus, d’un inédit, achevé en 1899 après des années de réécriture, et jamais publié : en ces périodes d’attentats anarchistes, il n’était pas recommandé de faire s’achever un roman sur la destruction par bombe du palais Bourbon. Auguste Vaillant n’avait-il pas, le 12 décembre 1893, fait exploser à l’Assemblée nationale un engin véritable ?
Par-dessus le marché, ce texte, si l’on en croit la savante préface, marque et négocie un tournant dans l’œuvre et dans la vie de son auteur : rejet du symbolisme exacerbé des débuts, prise de distance par rapport au spiritisme, que Gourmont pratiqua (Huysmans se serait converti après avoir vu tourner chez lui un guéridon), et à l’anarchisme, pour lequel il eut des sympathies : « Je ne suis anarchiste que pour moi seul », dit Salèze, le héros. Et, ailleurs, en une assertion qui fleure bon le nietzschéisme : « J’ai des opinions esthétiques, c’est-à-dire des goûts : je n’ai pas d’opinions morales… ».
Nuages épandus, chairs de rubis…
Le héros… Si on veut. Certes, il est question de ses amours avec la belle et hystérique Élise. Mais, si leur relation est loin d’être uniquement cérébrale, les véritables aventures sont ici avant tout philosophiques. L’arroi, en vieux français, c’est l’ordre. Désarreier, c’est mettre en désordre. L’indigeste postface nous l’apprend. Et Salèze, jamais avare de sentences, confirme : « L’homme n’est homme qu’à l’heure où il dérange l’ordre, et il n’est libre qu’à ce prix ». Refus, donc, de l’idéalisme (et par conséquent du symbolisme) ; nihilisme au sens nietzschéen du mot (« Savoir, c’est nier », « Comprendre, c’est tuer ») ; dépassement, enfin, de cette position négative et de toutes les naïvetés des « ravacholets » anarchistes, dans l’affirmation d’un gai savoir un peu arrangé, pour lequel, littérature oblige, « ce qui n’est pas acquiert dans la pensée exactement la même existence que ce qui est ».
Oui car, il faut l'avouer, tout cela resterait à la limite de la littérature proprement dite, s’il n’y avait… Heureusement, il y a. L’atmosphère générale, d’abord, toujours au bord de basculer dans la frénésie (« La Seine semblait un Styx ; des reflets de falots y tremblaient comme des âmes désespérées, et l’on entendait monter de la berge une sourde plainte océanique »)… Le style, autrement dit, frisant toujours l’excès, dans l’exhibition de ses sortilèges : « La lumière se faisait doucement crépusculaire ; des nuages violets s’épandirent à l’occident… ». Ou, pour ceux qui préfèrent : « Il marcha vers (…) la joie des amours secrètes, vers la chair cachée qui se gonflait comme une grenade pleine de rubis ».
Allons ! Encore un beau bijou fin-de-siècle…
P. A.
Tags : Remy de Gourmont, Le Désarroi, Mercure de France, fin de siècle, roman français, 2018
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Commentaires
3FabienneJeudi 5 Juillet 2018 à 11:06Quand même, quel éblouissement, la littérature fin-de-siècle!-
Jeudi 5 Juillet 2018 à 18:04
J'en suis fort amoureux !
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Navré, cher Alexis Tchoudnowsky, de vous avoir froissé. Si votre postface est un peu indigeste, vous êtes à n'en pas douter un érudit et un spécialiste de Gourmont, ce qui suffit à vous rendre fort sympathique et recomnandable à mes yeux.