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L’Homme qui vivait sous terre, Richard Wright, traduit de l’anglais par Nathalie Azoulai (Bourgois)
Fred Daniels a le malheur d’être noir dans une ville anonyme des États-Unis pendant les années 1940. Son second malheur, c’est le double assassinat qui a eu lieu dans une maison voisine de celle où il est employé comme domestique. Conséquence : alors qu’il rentre du travail, il est appréhendé par trois policiers blancs, qui le conduisent au commissariat et le torturent jusqu’à ce qu’il accepte de signer des aveux. Après quoi ils l’emmènent chez lui pour lui permettre, en récompense, de voir un instant sa femme, qui est enceinte. Mais celle-ci ressent à ce moment précis les premières douleurs et doit être conduite à l’hôpital. Fred parviendra à y échapper à ses gardiens et à s’enfuir. Poursuivi, il se réfugie dans les égouts.
Au ras des faits
S’inspirant d’un fait divers advenu un peu plus tôt, Richard Wright, auteur afro-américain alors le plus connu depuis Un enfant du pays (1940), tira en 1942 de ce point de départ un roman qui fut refusé par son éditeur. Amputé du début, qui avait été jugé trop violent, le texte devint une nouvelle, publiée en 1944. Le roman original, minutieusement reconstitué, est paru outre-Atlantique en 2021, suivi, comme c’est le cas dans la traduction que propose aujourd’hui Bourgois, de Souvenirs de ma grand-mère, où Wright éclairait les origines de son récit en les associant à des images de son enfance.
La première partie, supprimée dans la nouvelle, et qui combine, sur un rythme haletant, polar et protestation sociale toujours implicite, est effectivement d’une violence insoutenable. Mais le texte bascule quand on entre dans l’hallucinante deuxième partie. Le souterrain où, partageant toujours le point de vue de Fred, nous plongeons est d’abord un univers réduit aux sensations, aux mouvements du corps et aux choses. D’abord découvertes à tâtons (« Il longea un autre mur, lisse et froid. Il sentit des picotements dans sa chair. Où allait-il ? »), puis observées à travers des ouvertures pratiquées dans des murs de cave, des portes entrebâillées, des fenêtres d’arrière-cour… La narration au ras des faits, saccadée et nerveuse, dit le disparate de cet univers surpris par bribes et morceaux. Et les états d’esprit du héros sont eux-mêmes traités comme des faits matériels.
L’envers du monde
« Sa vie s’[est] comme fendue en deux », et, tombé de l’autre côté du monde, il voit surgir en lui les éléments d’un « savoir terrifiant ». Quand, nouveau « Prométhée », pour parler comme Richard Wright dans les Souvenirs…, il voudra rapporter à la surface ce savoir « illicite », ce sera, bien entendu, pour son malheur…
La logique du texte est celle de l’extrême concentration : resserrement du lieu, du temps, de l’économie narrative. En même temps, nous sommes projetés très loin de la réalité quotidienne. Arrachés au monde, nous accédons pourtant au cœur caché de la société. Et les lieux où Fred émerge après avoir descellé quelques briques – morgue, loge de cinéma, bureaux où s’entrouvrent des coffres forts… – ont à l’évidence valeur d’allégorie. Notre héros s’y empare de nombreux objets, qu’il rapporte dans son repaire souterrain : des outils, bien utiles dans sa situation, mais aussi une machine à écrire, des dollars dont il tapissera ses murs, des diamants avec lesquels il joue… Car « tout lui [est] d’égale valeur, tout [a] le même sens pour lui ». « La boîte en métal avec les bagues, le bocal des diamants, le tranchoir à viande sanguinolent, la radio, la caisse à outils et, sur les murs, les billets verts qui brill[ent] dans la lumière jaune » s’étalent sous ses yeux dans une parfaite incohérence.
En intrus
Les pages les plus passionnantes des Souvenirs… sont celles où Wright commente cette thématique de la discontinuité en évoquant l’expérience « de millions de Noirs américains qui vivent au quotidien parmi les objets d’une civilisation qui les déroute », mais aussi les paroles des blues et leur « tendance à juxtaposer librement des images et des symboles épars », ainsi que le surréalisme, considéré « comme un moyen de faire des liens entre [des] choses » a priori sans rapport entre elles. Ce qui, ici, fait le lien, la clé qui permet à la fois de donner un sens au désordre et d’unir les aventures du héros par un motif sous-jacent, c’est la culpabilité. Les fidèles surpris dans leurs chants et leurs prières « sentent qu’ils ont fait quelque chose de mal », pense Fred, qui les épie. Cette impression, que lui-même éprouve, il finira, même si « personne ne [sait] rien, qu’aucun homme ne pourr[a] jamais expliquer son innocente culpabilité », par l’attribuer à tous, Blancs ou Noirs. C’est pourtant l’expérience de l’oppression et de l’exclusion, redoublée et symbolisée par l’enfouissement dans le souterrain, qui a révélé la distance entre lui et un monde dont toute la cruauté et l’incohérence sont soudain manifestes. Et cette étrangeté du monde fait surgir une culpabilité liée au simple fait d’être là, en intrus.
On aura reconnu les éléments d’une réflexion qui ne déparerait ni chez Kafka ni chez Heidegger. En menant le récit policier brutal et la protestation contre le racisme à ces extrémités métaphysiques, le grand écrivain afro-américain faisait de sa sombre fable un objet littéraire d’une éblouissante et toujours actuelle modernité.
P. A.
Tags : Richard Wright, L'Homme qui vivait sous terre, roman américain, janvier 2024
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