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De la littérature comme aspirine
Maux de tête ? Embarras gastriques ? Vague à l’âme post-réveillon ? Un bon bouquin ! Car la littérature est, nous dit-on, le meilleur de tous les remèdes à tous les maux.
On en causait déjà depuis un certain temps. Mais voilà qu’un grand quotidien du soir vient d’y consacrer son dernier supplément littéraire de l’année dernière : la littérature « nous sauve », sa tâche est aujourd’hui de « réparer le monde ». Lola Lafon, Philippe Jaenada, Camille Laurens, d’autres encore, parlent chacun de « leur livre réparateur ». Et un long entretien avec Alexandre Gefen, auteur de Réparer le monde (Corti, 2017), justement, trône en pièce maîtresse dans cette trousse de secours (puisque réparer le monde, c’est, bien sûr, réparer « les vivants »).
En ces jours qui suivent la Nativité, Gefen nous annonce une bonne nouvelle : c’est fini. Ouf. « Rompant avec (…) l’idéal d’une écriture autonome et esthétisante », « la littérature contemporaine sort de l’ornière formaliste ». Il était temps. La bête a la vie dure, depuis une bonne trentaine d’années qu’on se réjouit de son décès… D’ailleurs, elle bouge encore : certains « s’accrochent à l’image désuète d’une littérature agonisante, d’un auteur de plus en plus absent, n’écrivant plus que sur son impossibilité d’écrire » ; « aujourd’hui encore, [ils] s’obstin[ent] à publier le énième roman à la Perec ». Ça m’avait frappé aussi, tous ces romans à la Perec qui se publient…
Il faut dire que pour trouver, dans l’histoire littéraire française, une conception plus saine des choses, on doit remonter carrément à Montaigne ou Racine. Au XVIIIe, il semble ne s’être rien passé de notable. Mais « au moins depuis le XIXe siècle », la littérature a été considérée chez nous comme « un art pur ». Balzac, Stendhal, Zola, ces grand formalistes, adeptes de l’art pour l’art… Et même Hugo, nous dit Gefen, a dû, pour s’engager contre la peine de mort, cesser de « rester cantonné à ses hautes sphères littéraire », qu’illustrent sans doute Les Misérables ou La Légende des siècles. Ah Flaubert, évidemment, pauvre Gustave, tenant, comme chacun sait, d’une « littérature n’ayant d’autre but qu’elle-même ». Et auteur, si mes souvenirs sont bons, d’un Dictionnaire des idées reçues.
De toute façon, peu importe. Romantisme, réalisme, naturalisme, on ne va pas s’embêter avec ces subtilités académiques, quoi que ce soit, l’important, c’est qu’on en est sorti. Nos auteurs ont enfin compris que la littérature « doit avant tout être considérée du point de vue des effets (…) qu’elle déclenche chez le lecteur », en un mot, qu’elle doit être « utile ». Pas trop tôt. Ça finissait par être scandaleux cette chose qui ne servait à rien sauf, dans le meilleur des cas, à échouer à dire ce qui se glisse entre les mots. À notre époque de chômage, de terrorisme, d’accidents de la route, chacun se doit de mettre, comme il se dit souvent avec tant d’élégance, les mains dans le cambouis. C’est comme l’augmentation de la CSG sans compensation pour les retraités dits aisés : une question de solidarité nationale.
Retour « au réel », donc. Et qu’on ne vienne pas nous dire que c’est en se détournant de la réalité qu’on l’effleure peut-être. Assez de ces subterfuges déprimants. Car ces gens qui ne parlent de rien parlent, en plus, de choses désespérantes. Pour eux, la littérature « ne servirait qu’à vous "creuser", à vous faire du mal ». Gefen « n’aime guère cette vision aristocratique » ( ?). Non, « les sciences cognitives » nous l’apprennent, la littérature peut « adoucir les imperfections du monde ». Si ce sont les sciences qui le disent… Cela suppose, évidemment, d’aller « là où ça fait mal », comme Richard Millet, Pierre Michon ou Pierre Bergounioux, qui seront sûrement ravis d’apprendre qu’on doit voir en eux de grands peintres de « la déstructuration de la province et de sa campagne, des communautés vieillissantes et des paysages ravagés par les hypermarchés ». Et qui apprécieront beaucoup aussi, sans doute, de savoir qu’ils travaillent, en cela, « comme le journalisme ». Parce que ça commençait à bien faire cette autonomie de la littérature, halte aux privilèges ! Histoire, sociologie, journalisme, roman, tous au boulot ! « L’heure est aux écrivains de terrain ». Les seuls capables, c’est sûr, de nous tirer de l’ornière. Et de nous installer « enfin dans un rapport apaisé avec le grand roman américain, qui a cessé de représenter (…) un repoussoir » (comme c’était le cas, nul ne l’ignore, depuis Faulkner et Dos Passos). Voilà, c’est dit.
Vous, je ne sais pas, mais quant à moi je suis convaincu. Et puisque voici le temps des résolutions, je prends celle de ne plus vous entretenir que de littérature réparatrice. Bon, dans les semaines qui viennent, vous aurez peut-être encore quelques nouvelles de Sebhan (Cirque mort), de Lambert (Fraternelle mélancolie) — voyez déjà un peu les titres ! — et de certains autres qui s’accrochent à l’idée d’une littérature qui creuse. Les articles sont déjà écrits, je ne vais pas les mettre à la poubelle. Mais dès que j’en aurai fini avec ces gens-là, c’est promis, je ne vous parle plus que de Bicarbonate, de Tricostéril et de tous leurs amis. On va passer une rudement bonne année.
P. A.
Tags : Littérature, littérature réparatrice, Alexandre Gefen, janvier 2018, critique littéraire, roman français
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Commentaires
1fabienneJeudi 4 Janvier 2018 à 23:52Ta rage, Pierre, est drôlissime et tellement justifiée. C'est insensé ce qu'on lit dans "Le Monde", et la littérature- trousse de secours, quelle trouvaille!
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Oh le Monde est sans doute dans son rôle en rendant compte des tendances du moment. Hélas celles-ci sont bien dans l'air du temps...