• Baba Yaga a pondu un œuf, Dubrovka Ugrešić, traduit du croate par Chloé Billon (Bourgois)

    fr.wikipedia.orgVoilà un livre très étonnant. Même la quatrième de couverture est très étonnante. Certes, le roman de l’écrivaine croate (1) conte bien les « folles aventures » d’un « trio (…) de vieilles sorcières » dans un « spa à Prague ». Mais, d’abord, ledit spa, s’il se trouve bien en République tchèque, n’est, et cela est mainte fois répété, justement pas à Prague ; ensuite et surtout, en n’évoquant que la deuxième partie du texte, un tel résumé fait l’impasse sur la moitié du roman, et sur la construction d’ensemble qui fait une grande part de son originalité.

     

    Le récit du séjour que Pupa, Beba et Kukla, trois vieilles amies venues de Zagreb, s’offrent dans une station thermale tchèque aux frais et à l’invitation de la première d’entre elles est en effet précédé de la chronique, tenue par une narratrice-écrivaine ressemblant fort à Dubrovka Ugrešić, des relations qu’elle entretient avec sa mère âgée. La vieille dame, atteinte d’une manie de la propreté et des formules toutes faites, envoie sa fille revoir Varna, en Bulgarie, d’où, tout comme la mère de l’auteure véritable, elle est originaire. L’écrivaine du roman effectue ledit voyage, plutôt décevant, en compagnie d’une « petite Bulgare » qui nourrit pour elle un curieux mélange de vénération et d’agressivité.

     

    « Baba  Yaga pour les nuls »

     

    Puis, soudain, changement complet de ton, de décor et de technique narrative, nous voilà avec les trois dames de Zagreb dans leur hôtel-spa. Et ce n’est pas fini. Leurs « folles aventures », petit roman en soi, est suivi d’un troisième volet, où une supposée spécialiste en flokloristique décrypte, pour le bénéfice de l’éditeur, qui « ne connaît rien à Baba Yaga », les multiples allusions cachées dans les deux parties précédentes : « Je m’emploierai (…) à attirer votre attention sur les liens sémantiques entre Baba Yaga et le diptyque fictionnel de votre autrice ». Ce sera Baba Yaga pour les nuls.

     

    Au fait, qui est Baba Yaga ? À ceux qui l’ignorent, rappelons que ce personnage, « patchwork oralo-textuel unique, composé de diverses traditions folkloriques mythologico-rituelles », « vit dans une forêt profonde (…), dans une petite isba exiguë perchée sur des pattes de poule ». « Elle a une jambe en os (…), les seins qui pendent (…), un long nez pointu qui touche le plafond, et elle vole dans un mortier, s’aidant de son pilon ». Une sorcière. Mais, d’abord, « un vieux laideron », « une vieille fille », « une dissidente », « excommuniée », et doublement, à notre époque obsédée par la peur de la vieillesse, surtout celle des femmes. Vieillesse vue à distance dans la première partie du roman comme étant celle de l’autre (la mère) ou s’annonçant seulement (pour la narratrice, confrontée à une femme jeune, la « petite Bulgare »). Puis vieillesse vécue de l’intérieur par les trois héroïnes dans leur station thermale, « environnement naturel des rombières », lieu « éminemment rombiéresque », « sauf que (…) maintenant (…), ça s’appel[le] spa ».

     

    Dans le chaudron de l’Histoire

     

    Dans l’hôtel de luxe qui abrite ce spa, nos amies affublées de surnoms de poupées rencontreront quelques personnages loufoques, tels Mister Shake, Américain en quête de bonnes affaires, le Docteur Topolanek, obsédé du rajeunissement, ou Mevlo, jeune masseur bosnien souffrant d’un mal bien étrange : « Une grenade serbe a éclaté, putain de salauds d’enfoirés, et depuis cette explosion je suis toujours en érection ». Nous assisterons à quelques scènes délirantes, les trois « sorcières » joueront leur rôle : faire disparaître les méchants, rendre service aux amoureux. Quant à l’œuf…

     

    Il n’est que l’un des nombreux éléments chargés de connotations mythiques qui composent, à l’arrière-plan de cette deuxième partie comme de la première, tout un réseau dont on devine, même sans les commentaires (au demeurant passionnants) de la « spécialiste », la richesse et la profondeur. L’eau joue un rôle clé, les oiseaux pullulent, ponte ou pas, même le palace déploie sa façade blanche « comme un cygne ». Dans la deuxième partie, les chapitres ont des titres empruntés à des contes et des conclusions en forme de refrains rimés, tandis que les interventions de la narratrice installent le récit quelque part entre oralité et roman picaresque. Mais ce livre, où le disparate, l’intertextualité et les ruptures sont des principes de base et d’incessantes sources de comique, joue avec bien d’autres genres littéraires : le roman à l’eau de rose, le mélodrame, l’autobiographie et le récit de vie, le roman historique…

     

    L’Histoire. Comment ne serait-elle pas omniprésente, dans un espace géographique allant de l’ex-Yougoslavie à l’ex-Tchécoslovaquie en passant par la Bulgarie, et sous la plume d’une auteure que son antinationalisme résolu a chassé de sa Croatie natale et contrainte à résider aux Pays-Bas ? C’est l’histoire de pays où « tout [a] soudain enlaidi » sous l’effet de la haine, où l’on a appris à comprendre des expressions comme « peace negociations », « ceasefire », « sporadic gunfire », « early morning blast »… Et aussi l’histoire, plus ancienne, d’une Croatie ayant, sous la domination des oustachis, adopté des lois raciales et imposé le port de l’étoile jaune, puis d’une Yougoslavie où les anciens partisans se sont retrouvés emprisonnés, accusés « de trahison de la patrie et de prétendue sympathie pour Staline »…

     

    La Russie et l’Europe centrale sont le pays de Baba Yaga, laquelle est aussi reine des métamorphoses et des épouvantes. Leur histoire, c’est notre histoire, et peut-être notre histoire à venir. Dubrovka Ugrešić la parcourt à bride abattue au long de son roman-patchwork, plein de vitalité, de gaieté grinçante, de cet humour désespéré qui, dans les lieux qu’elle évoque, à toujours été une philosophie et une forme de résistance.

     

    P. A.

     

    (1) Le livre de Dubrovka Ugrešić est paru en 2021 chez le même éditeur, qui le reprend aujourd’hui dans sa collection « Titres ».

     

    Illustration d'Ivan Bilibine

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